Nuages épars est l’ultime film de Mikio Naruse. C’est le 89e que réalise l’auteur de Nuages flottants (1955) et de Nuages d’été (1958). Celui-ci a alors 61 ans. Il meurt deux ans après. D’aucuns considèrent cette œuvre comme son chant du cygne. Nous ne sommes pas sûr d’être du même avis, mais il est indéniable que le cinéaste y a donné le meilleur de lui-même. Et l’on reconnaît sans difficulté, en Nuages épars, son style, sa vision du monde et celle, critique, de la société et de la mentalité japonaises. Des films qui ont été proposés récemment aux spectateurs français, comme Une femme dans la tourmente (1964) et Quand une femme monte l’escalier (1960) reviennent en mémoire.
Yumiko Eda doit quitter le Japon pour Washington avec son mari Hiroshi, fonctionnaire du Ministère de l’Industrie. Mais celui-ci est tué par un chauffard du nom de Shiro Mishima. Mishima va se faire connaître de Yumiko. Une relation, complexe, va progressivement se tisser entre les deux individus.
Frappent à la fois le style épuré de l’oeuvre filmique et la réserve dont font preuve les deux protagonistes. Deux aspects tout à fait complémentaires. Nuages épars est une œuvre très elliptique. Le récit progresse par petites touches doucement juxtaposées, parfois alternées. Naruse n’est cependant pas toujours dans la suggestion, l’implicite ; il a recours à des effets, dont certains confèrent à l’ensemble une dimension mélodramatique – Douglas Sirk est souvent convié quand on évoque Nuages épars -, mais ils sont la plupart du temps utilisés avec parcimonie et assez subtilement : musique, flashbacks, voix off, images ou événements ayant dimension d’échos, de rappels ou de symboles. Pas toujours, non, mais la plupart du temps.
Une distance sépare cruellement les deux protagonistes. Elle est maintenue par Yumiko qui considère Shiro comme l’assassin de son mari, lequel multiplie les tentatives d’approche et de séduction. Ce qui éloigne, oppose les deux individus va pourtant être éliminé. Apparemment et provisoirement, en tout cas. Car Shiro réussit petit à petit à apaiser Yumiko, à l’amadouer. À la faire sourire. Parce qu’il parvient à changer son regard qui le foudroie. Le rapprochement sera tel que les deux personnages se serreront fortement dans les bras l’un de l’autre, et échangeront des baisers de réconfort et d’amour.
Mais on peut considérer aussi que cette distance se devait de disparaître à un moment ou à un autre, car, dès le début, Yumiko est intriguée, voire même attirée par Shiro. Ou elle paraît l’être. Que l’on se reporte à la première rencontre, à la fois muette et parlante, entre les deux protagonistes, lors de la cérémonie funéraire ; à la différence de comportement entre Yumiko et les parents de Hiroshi. L’actrice Yoko Tsukasa parvient à merveille à mélanger deux mouvements intérieurs qui se traduisent plus ou moins sensiblement au niveau du comportement et de la parole : le rejet et le désir. Sur son visage se perçoivent tout à la fois et/ou tour à tour la tristesse sans fond, la colère paralysante, le questionnement, la volonté et le besoin de s’amuser et de jouir de l’existence, l’attirance sentimentale et sensuelle pour ce bel homme digne qu’est Shiro.
Dans le for intérieur de Yumiko a lieu un combat déchirant. D’un côté, il y a le deuil difficile de son époux. Le besoin de se souvenir de lui, de ce qu’elle a vécu en sa compagnie. La persistance des images et des voix du passé. Mais, d’un autre côté, il y a aussi le besoin d’oublier. D’aller de l’avant. De continuer à vivre. De gagner son indépendance par rapport aux hommes. De connaître l’amour de façon libre. De s’éloigner de ce lieu de vie étouffant qu’est le Japon. Et, en ce sens, on se demande parfois si le décès d’Hiroshi ne serait pas susceptible de jouer pour Yumiko un rôle plus important et plus positif qu’il n’y paraît.
Le problème de Yumiko est que, si elle reste seule, elle vit avec le souvenir lancinant de son mari. Or, elle veut oublier. Pour ne pas sombrer dans la mélancolie, elle pourrait s’abandonner à Shiro, mais Shiro est une présence qui lui rappelle l’événement tragique qui lui a enlevé son mari. Or, elle veut oublier.
Naruse est considéré comme LE cinéaste japonais de la femme, des femmes. Voire comme un cinéaste féministe. On aurait tort de ne pas prendre en considération le portrait touchant qu’il fait de Shiro, et le parallélisme qu’il établit entre les deux protagonistes, leur vécu, leur parcours.
Shiro souffre, comme la jeune femme. Et d’autant plus qu’il ne peut être considéré et n’est pas considéré par la Justice comme directement responsable de la mort de Hiroshi, et que, pourtant, autour de lui, tout le monde le regarde, l’observe avec méfiance ou hostilité – ou il en a le sentiment -, lui rappelle le drame qu’il a provoqué. Se montre intrusif, indiscret. Se plaît à le juger comme coupable, d’une manière ou d’une autre. À ses yeux, en le mésestimant, en refusant l’argent qu’il lui verse régulièrement pour l’aider à survivre au quotidien, Yumiko est de ceux qui lui font endurer un calvaire. La jeune femme l’empêche de payer sa dette morale. Shiro a besoin d’oublier, lui aussi. Et pour oublier, pour supporter ce qu’il vit, il boit. Et Yumiko boit également, est parfois ivre. Car elle ne peut se défaire de ce qu’elle vit et parce qu’autour d’elle on lui rappelle constamment ce qui lui est arrivé, qu’on la plaigne ou qu’on l’ostracise.
Volontairement ou pas, par hasard ou pas, les deux personnages se rencontrent à moult reprises. Tout en se fuyant, ou en faisant croire qu’il est mieux qu’ils ne se revoient plus. Inéluctablement, ils se voient. Mais ils ne peuvent finalement pas vivre ensemble, s’aimer et s’unir dans le sens concret du terme. Quelque chose, inéluctablement, les sépare. Le destin, la société et ses mœurs oppressives, une force intérieure culpabilisante… Le metteur en scène…
C’est triste, c’est beau…
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