Bienvenue au bal des pompiers ! MUSIQUE – DANSE – TOMBOLA : Ainsi nous harangue le premier plan du film, sous forme de carton d’invitation.
L’orchestre jouera, on boira comme des trous, et on célèbrera le doyen, dont le cancer est connu de tous sauf de lui, avec une hache d’honneur pour bons loyaux services. Cerise sur le gâteau : on va organiser un petit défilé pour l’élection de Miss Pompiers, climax de la soirée !
Sauf que… sauf que les lots de tombola se mettent à disparaitre petit à petit, que les pompiers en charge de l’élection sont bien en peine de mettre la main sur des candidates, pris entre les menaces, les pots-de-vin et les verres accumulés, à s’écharper sur que doit-on privilégier, jambes, seins, têtes.
Sans parler des jeunes ivres qui forniquent sous les tables, du comité qui se rince l’œil et de ce présentateur à la limite de l’aboiement…
Dans ce crescendo de l’effondrement, seule une sonnerie qui résonne au loin viendra rappeler les hommes au réel : quelque part, quelque chose brûle.
Premier film en couleur pour Milos Forman, troisième long métrage du maitre (après L’as de pique et les amours d’une blonde) et dernier tourné en Tchécoslovaquie, ce Au feu les pompiers -ressorti aujourd’hui en copie restaurée (magnifique) grâce à Carlotta – étonne par de multiples aspects.
Son ambition moderne, qui voit défiler pendant plus d’une heure un film sans véritables personnages et tourné avec des non-professionnels ; son montage au cordeau, pour donner sens à sa fable ; sa noirceur, surtout.
- The Party sous les chars
Mais avant le bal, il faut répéter, comme une amorce prophétique : dès les premiers plans, tout se délite. On ne sait trop que faire de cette hache d’honneur qui passe de main en main. Déjà, des lots disparaissent. Et tandis qu’on accroche l’affiche, la débandade d’organisation lance les festivités : tiens toi au pinceau, on retire l’échelle, et à force d’être trop occupés à s’invectiver sur qui fait son office ou non plutôt qu’aider, le papier prend feu, emportant avec lui cette séquence où les pompiers sauve une maisonnée en feu.
« Je tombe, je tombe », hurle le décorateur. De l’image, au réel, de la fiction à la société. La parabole est limpide : bienvenue au bal d’un monde qui part en cendres.
Peu importe alors la musique assourdissante, le public éméché. Le bal, haut lieu de sociabilité, deviendra catalyseur social, deviendra tribunal. En passant au scalpel des individus successifs au cœur de la foule, c’est le système qui finit par apparaître, en transparence alcoolisé.
Sorti fin 1967, en plein bouleversement sociétal, quelques jours avant l’élection de Dubcek à la tête du pouvoir, le film suscita (à raison) la colère noire des autorités du Parti, qui en interdiront l’exploitation à vie sur le territoire en arguant de son pessimisme et de sa vision faussée de la classe ouvrière, et des pompiers tchécoslovaques, qui menacèrent de grève.
(Passons ici la réaction de ce roublard de Carlo Ponti, qui, sentant le roussi, attaqua Forman pour « non respect de la durée contractuelle du film », ce dernier étant secouru in extremis par Truffaut et Berri qui rachèteront les droits)
- Cioran en Slovaquie
Car c’est peu dire que sous le rire et les gags, quelque chose de glaçant rampe, un désespoir profond qui donne à la vision du film un sentiment viscéral de malaise.
En temoigne la débandade du spectacle de miss : si la première séquence, où des vieux messieurs essayent d’acheter le jury à coup de rakia peut prêter à sourire malgré la misogynie désespérée qui y sourd (vaut-il mieux mater les femmes du haut, pour le corsages, ou à ras du sol, pour les jambes et sous la jupes ?), très vite, le rire se coince.
On les convoque, dans un bureau enfumé qui rappelle de mauvais souvenirs. Elles resteront debout, forcées, en silence, à observer, observées : du strip-tease gênant de l’une des candidates au regard libidineux des pompiers, de la danse où de vieux cochons tapent des mains en prenant soin de verrouiller la porte, puis une attente infinie où les candidates refusent de venir sur scène. Qu’importe, on les forcera, ces greluches, les arrachant à la limite du viol sous la harangue des officiers.
La déliquescence du pouvoir est partout, dans ce portrait au vitriol de petits chefs de province, pas même totalement détestables, tout juste foncièrement médiocres et minables.
Et quand l’un d’eux, plus honnête que les autres, voudra profiter d’un instant pour rendre le vol d’un proche, il se fera humilier, non pas pour le vol, mais parce qu’on a pu le voir : « moi, dans ces conditions, jamais je ne l’aurais rendu ». Le silence et l’unité du pouvoir, plutôt que le Bien.
Le « peuple », lui, ne vaut pas mieux, pas plus à sauver que ses oppresseurs : ramassis de soulards, de voleurs (mais, notera-t-on, on vole d’abord ce qui se mange, quand on a faim), de malhonnêtes profitant du drame pour éviter de payer la note et s’enfuir, de profiteurs venus ouvrir une buvette pour boire au spectacle des flammes.
Milos Forman s’en défendit, prétendant charger les dirigeants plutôt que les victimes, mais même si le feu semble un instant suspendre leur décadence, le constat est amer.
Voilà ce qu’il reste d’un peuple sans horizon : des égoïstes, dont la fausse générosité en bon de tombolas font s’effondrer le pauvre homme qui vient de perdre sa maison, et qui ne soulage qu’eux et leur bonne conscience.
Un spectacle de plus, un faux semblant mis en scène et qui tourne à vide comme tout le reste (tombola, défilé, remise de prix), si faux que le chef de cérémonie butera sur les mots « solidarité », « générosité », « gentillesse ».
Les mots, comme l’histoire, l’Histoire, se désagrègent. Forman, en moraliste désespéré, regarde son pays et son peuple partir dans les flammes de l’Histoire. Le rire, d’hommages burlesques à Chaplin et Keaton aux bons mots vulgaires, ne cache pas le désespoir et les larmes.
En Aout 1968, les chars entrent à Prague. Fin du Printemps : la maison a définitivement brûlé.
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