Dans l’appartement aux murs immaculés d’une famille antibaise, un masque traditionnel africain fait office de seule décoration, ostensible, faisant presque tache incongrue au milieu du néant. Ce masque va parcourir tout le film La Noire de… d’Ousmane Sembène, Prix Jean-Vigo 1966, qui ressort en copie restaurée et dont le propos reste aujourd’hui encore, bien que le temps des décolonisations fasse aujourd’hui partie de l’Histoire, d’une brutalité psychologique particulièrement éprouvante. L’oeuvre marque justement les esprits par sa rudesse sèche comme un coup de poing, miroir alors tendu à une France ayant perdu ses pouvoirs coloniaux envers le Sénégal en 1960 mais dont les ressortissants n’acceptent toujours pas, quelques années plus tard, la déchéance de leur pouvoir. De ce fait, le récit du film de Sembène, tenant en une heure toute ronde, ressemble à un sombre conte poétique infusé par le mouvement de la Négritude, décryptant un racisme totalitaire systémique, tout autant déligitimé par son aspect totalitaire même que par l’indépendance obtenue tout autour du monde par une grande partie des anciens territoires français. La ressortie du film tend à montrer que notre contemporanéité cherche cependant à faire table rase de cette période dont elle a honte et face à laquelle elle voudrait faire acte de repentance, au grand dam d’une certaine idéologie de droite dure voire extrême, nostalgique de cette période de domination et ayant actuellement le vent en poupe.

Diouana, ou l’émerveillement de l’arrivée en France (M. T. Diop) (©Les Acacias)

Le masque, donc. C’est celui que Diouana (Mbissine Thérèse Diop) donna pour la remercier à la Française (Anne-Marie Jelinek) venue la choisir comme lors d’un comice agricole au sein d’un groupe de Dakaroises sans-le-sou en quête de travail. Dans la ville sénégalaise, Diouana s’occupait des enfants de Madame et de Monsieur (Robert Fontaine) ; une fois revenus en métropole, les deux Blancs choisirent de faire venir la femme noire sur la Côte d’Azur afin d’en faire leur domestique. Désillusion : le couple, si gentil et attentionné à Dakar, fait alors progressivement de la jeune Africaine une esclave qu’il rudoie, maltraite, humilie, affame. Peu à peu, Diouana entre dans une dépression sévère qui ne peut aboutir qu’au pire.

Et le film d’Ousmane Sembène de faire de la violence psychologique subie par son personnage féminin principale une sorte de mal insidieux et, à terme, mortifère ; une toxicité qui irrigue tout autant l’esprit de Diouana que le corps social dans lequel elle s’est plongée. De ce point de vue, de façon étonnante, La Noire de… n’est pas sans être proche par son propos de cette œuvre récente qu’est The Devil’s Bath de Veronika Franz et Severin Fiala en ce sens où Sembène, tout autant que le duo de cinéastes autrichiens, sondent les mécanismes de l’aliénation menant irrémédiablement à une sorte de dislocation mentale terrible et cruelle. Ce délitement passe ici par l’usage d’une voix off (qui n’est pas celle de l’actrice Mbissine Thérèse Diop) psalmodiant un texte à la poésie rude, ressassant les états d’âme d’une jeune femme asservie et se plaignant de manière de plus en plus amère du traitement que ses maîtres (dans le sens de la relation d’obédience presque royaliste de domination envers un valet) lui réservent, débutant par de simples remarques sur ses vêtements ou par les humiliations dues à un « racisme ordinaire » (expression stupide : existe-t-il un racisme ordinaire ?) pour finalement aboutir aux hurlements de « Madame » et au combat physique auquel Diouana est forcée de s’adonner pour la réappropriation de son bien culturel (le fameux masque). Le film de Sembène choque par la vraie brutalité psychologique de son dernier quart d’heure, d’autant plus inattendue qu’on ne la voit pas venir, de même que le personnage de la domestique, transformée en esclave sans s’en apercevoir tant le changement d’attitude des patrons semble progressif donc invisible.

La domestique choisie comme lors d’un comice agricole (©Les Acacias)

De ce fait, la venue en France d’une Africaine souhaitant échapper à la pauvreté, débarquant en paquebot dans un port de la Côte d’Azur pour mieux subir l’infériorité dans laquelle elle est en fait ravalée, enviant les magasins de luxe et les prometteuses beautés d’Antibes pour mieux être recluse, humiliée et affamée par ses deux maîtres, a tout du miroir aux alouettes. Diouana semble alors pleinement allégoriser le peuple africain inscrit dans son Histoire récente, émerveillé par les beautés et les perspectives des richesses des colons européens qui s’en servent alors pour mieux appâter et rudoyer ceux qu’ils considèrent indignes d’être leurs égaux. Le personnage de La Noire de…, s’aliénant peu à peu et voyant son identité devenir de plus en plus incertaine et diffuse (les points de suspension du titre, renvoyant à ceux du titre Madame de…, tout autant roman de Louise de Vilmorin que film de Max Ophüls, récit de la perte de soi d’une femme tiraillée par ses amours dans une haute bourgeoisie faite d’apparences), fait aussi preuve d’une certaine insoumission, entre autres lors de la bagarre visant à récupérer le masque qu’elle avait jadis donné, affrontement durant lequel Diouana, pugnace, tient tête à sa maîtresse, de même que le Sénégal le fit en 1960 face à la France pour obtenir son indépendance. Par son récit et par son personnage fort, Ousmane Sembène hurle sans conteste son discours anti-colonialiste selon lequel les territoires colonisés par les Européens ne doivent plus accepter d’être à la botte de maîtres par essence illégitimes.

Le masque traditionnel comme regard accusateur (©Les Acacias)

Le masque traditionnel, donné puis repris par sa propriétaire, symbole de puissance guerrière transformé un temps en décorum exotique par les Occidentaux, prend alors tout son sens dans La Noire de… , jusqu’à se transformer dans sa dernière séquence en regard accusateur d’une France colonisatrice coupable de l’aliénation des peuples et littéralement poursuivie par les fantômes de son Histoire. De ce point de vue, le film de Sembène, éminemment polémique, réactualise et ponctue avec virulence le non moins polémique Les Statues meurent aussi d’Alain Resnais et Chris Marker (1953), pamphlet documentaire interdit pendant onze ans faisant du masque traditionnel l’instrument dialectique principal de la condamnation du racisme instauré comme norme au sein d’une France coloniale inconsciente et encore toute-puissante. La ressortie du film de Sembène, reflet d’une période historiquement révolue mais dont l’influence se propage encore sur les systèmes idéologiques contemporains, s’avère donc en ce jour profondément salutaire.

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A propos de Michaël Delavaud

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