Corée du Sud, fin des années 90, dans un contexte politique de démocratie encore jeune où la censure commence à se relâcher, une génération de cinéastes émerge. De cet élan, une mouvance qu’on appellera bientôt « la nouvelle vague du cinéma sud-coréen », se forme, elle réunit notamment Lee Chang-dong, Bong Joon-Ho, Kim Ki-duk, Kim Jee-woon et Park Chan-wook. Ce dernier, réalisateur à ce moment-là de deux longs-métrages, The Moon Is the Sun’s Dream (1992) et Trio (1997), qui ont été des échecs commerciaux, exerce en parallèle la profession de critique pour gagner sa vie. La donne change lorsque la société de production Myung films, l’approche dans l’optique de mettre en scène l’adaptation d’un roman de Park Sang-Yeon intitulé DMZ, qui deviendra JSA (Joint Security Area) pour le cinéma. Doté d’un solide budget, le film sort en septembre 2000 en Corée du Sud où il avoisine les 6 millions d’entrées au box-office local, devenant l’un des plus gros succès nationaux et lançant la carrière de son cinéaste. En France, malgré un passage remarqué au Deauville Asian Film Festival, il ne connaîtra pas le grand écran et devra se contenter d’une exploitation vidéo ultérieure, en 2003, quelques semaines après la sortie en salles de Sympathy for Mister Vengeance, premier opus de la Trilogie de la vengeance. Le deuxième volet, Old Boy, reçoit le grand prix lors de la 57ème édition du festival de Cannes de la part du jury présidé par Quentin Tarantino, révélant alors Park Chan-wook sur la scène internationale. La Rabbia, distributeur spécialisé dans la restauration de films de patrimoine, avec un catalogue de premier choix, oscillant aussi bien entre des classiques reconnus – Les sept samouraïs d’Akira Kurosawa, Hana-Bi de Takeshi Kitano – que des œuvres méconnues de grands cinéastes – Bleeder de Nicolas Winding Refn ou dans une autre mesure Sorcerer de William Friedkin, définitivement réhabilité grâce à sa ressortie à l’été 2015 – permet aujourd’hui aux spectateurs français de découvrir et apprécier JSA, 18 ans après sa sortie initiale, dans les salles obscures.
L’histoire commence par une fusillade nocturne dans la Zone Commune de Sécurité (Joint Security Area) séparant les deux Corée où deux soldats de l’armée nord-coréenne sont retrouvés morts. Afin d’éviter que la situation ne dégénère, l’affaire pouvant créer un incident diplomatique majeur entre les deux pays, une commission d’enquête neutre est saisie. Le major Sophie Jean (Lee Young-ae), une jeune enquêtrice suisse est chargée de mener les auditions des soldats qui étaient en poste cette nuit-là, le sergent sud-coréen Lee Soo-hyeok (Lee Byung-hun) et le sergent nord-coréen Oh Kyeong-pil (Song Kang-ho). Elle se rend très vite compte que les divers témoignages rendent l’enquête particulièrement compliquée à démêler…
L’exposition se fait en deux temps, d’abord « l’incident » retranscrit furtivement sur à peine plus d’une minute, puis trois jours après, la contextualisation permettant de saisir un contexte politique bouillant – suspicion d’un programme nucléaire en Corée du Nord, la marine américaine en alerte sur la mer de l’Est – partagé entre vives tensions et nécessité d’apaisement tout en posant sans détours les enjeux : Que s’est-il vraiment passé, ce soir-là, entre les soldats des deux Corée, dans la Zone Commune de Sécurité ? Comme l’indique le général Botta lors de sa première rencontre avec Sophie, la mission ne consiste pas à trouver « qui » a tiré mais « pourquoi », ce n’est pas le résultat qui compte mais la procédure, avec pour consigne de rester parfaitement neutre. Cette mise en garde, Park Chan-wook l’intègre pleinement dans sa démarche au moment d’aborder un conflit épineux qui scinde le peuple coréen depuis près de cinquante ans.
Le gros plan d’ouverture montrant un hibou dont le regard croise l’objectif de la caméra avant que l’animal ne s’envole en direction de la lune, laissant alors se dérouler « l’incident », est indicateur d’une notion essentielle : la question du point de vue. Le cinéaste n’a jamais fait mystère de son amour envers Vertigo d’Alfred Hitchcock, dont la découverte serait à l’origine de sa vocation : « je me suis aperçu qu’une rue de San Francisco pouvait avoir des aspects différents selon la manière de la filmer. » Ainsi la fusillade inaugurale sera revisionnée au gré des témoignages et révélations, s’éclaircissant pour le spectateur à mesure que les angles de vue se multiplient, tel un puzzle où les pièces s’imbriquent progressivement les unes dans les autres. À la profusion de points de vue dans le récit, s’ajoute une multitude de points de vue au sein d’une même image comme lors d’une séquence à la morgue observée simultanément par les différents protagonistes : « directement », à travers l’écran latéral d’une caméra, via un moniteur ou derrière un miroir sans tain. Si l’image ne peut théoriquement pas mentir, sa vérité dépend de l’angle et du champ de vision de celui ou celle qui regarde. Sensation illustrée à l’écran par l’usage à quelques brefs instants de plans en vue subjective donnant l’illusion immédiate d’un net rétrécissement des perspectives. Ces interrogations rappellent le travail d’un célèbre disciple d’Alfred Hitchcock, Brian de Palma, quand l’utilisation au cours de l’enquête d’images d’une nature autre que la vidéo, telles que le dessin ou la photographie, renvoient à son brillant Blow Out. Graphiquement, la mise en scène impressionne par son mélange de rigueur et de précision, mais aussi de lyrisme et de liberté. Au champ d’action restreint, une base militaire que l’on ne quittera jamais, s’oppose une volonté palpable de faire voler en éclats les limites apparentes. Park Chan-wook utilise autant cet espace afin de concevoir des cadres fixes épousant les contours verticaux et horizontaux des bâtiments, routes et lignes tracées au sol, que pour s’autoriser des mouvements de caméra spectaculaires venant contredire la rigidité feinte qui a précédé. Le scénario, articulé en trois actes – dont les noms reprennent en ordre inverse les composantes du titre ( Area / Security / Join ) – repose sur une structure faite de va-et-vient temporels où le thriller d’investigation croise le mélodrame. Le réalisateur relie ces différentes couches du récit par sa capacité à façonner des images dialoguant entre elles au moyen d’un montage sophistiqué, clé de voute d’une narration éclatée. L’idée de fusionner des formes potentiellement contradictoires gagne ainsi en ampleur, en envergure, lorsqu’elle embrasse un dessein plus large visant à marier les registres, accouchant alors d’une identité visuelle et d’une tonalité singulières.
Par-delà sa virtuosité formelle, JSA éblouit par la beauté de son regard empreint de neutralité et d’impartialité. Park Chan-Wook témoigne d’un désir de compréhension à l’égard de ses protagonistes et d’un besoin d’ausculter un climat politique – par ailleurs toujours d’actualité – qui semble sans issue. Trois portraits, trois individualités distinctes – le major Sophie Jean, le sergent Lee Soo-hyeok et le sergent Oh Kyeong-pil – à travers lesquelles il revisite cinquante années de conflit coréen. Positionnement humaniste et réconciliateur vis-à-vis d’hommes qui n’ont pas choisis d’être là, Lee Soo-hyeok et Oh Kyeong-pil incarnant une jeune génération contrainte à la détestation de son voisin sans disposer finalement du moindre tenant ou aboutissant. En opposition, les figures de supérieurs hiérarchiques, sensiblement plus âgés, entretiennent la haine, à l’instar de cet officier réprimandé et humilié par son général au motif qu’il n’a tué aucun « communiste » (soldats du Nord) dans la fusillade et naïvement rappelé qu’il fallait éviter une guerre. Un court passage, observant la visite de touristes dans la Zone Commune de Sécurité côté Sud, se transforme en dénonciation par l’absurde lorsqu’une casquette s’envole et franchit la frontière côté Nord. Une fois la casquette rendue, le guide en charge de la visite rappelle que tout contact avec le Nord est interdit et expose les accusations dont il aurait fait l’objet s’il avait été un officier. Le réalisateur n’hésite pas à manier l’ironie, tel ce travelling arrière débutant sur une affiche de propagande avec le slogan « détruisons les USA » accrochée dans le poste Nord-coréen, avant de laisser apparaître les protagonistes, le sergent Oh Kyeong-pil se délectant du biscuit d’origine américaine qu’il est en train de manger. Le film pointe également du doigt l’attitude suffisante d’une communauté internationale s’accommodant sans broncher de la situation, « l’incident » inaugural semblant, avant tout, perturber son confort bureaucratique. Enfin un mot sur l’interprétation, Yeong-Ae Lee, très convaincante (future Lady Vengeance), est confronté à Lee Byung-hun et Song Kang-ho, le premier est bouleversant de fragilité contenue quand le second mêle avec une grande sobriété dureté et dérision. Deux acteurs emblématiques de la nouvelle vague du cinéma sud-coréen, ici encore à leurs débuts, dans des prestations aux registres différents de ceux qui les feront connaitre par la suite.
Œuvre magistrale et précieuse, JSA constitue à la fois un point de départ pour Park Chan-wook et la quintessence même de son cinéma. Découverte – ou redécouverte – indispensable.
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