Paul Thomas Anderson – « Hard Eight » (1996)

De Boogie Night à Phantom Thread, de Magnolia à The Master, sans oublier le classique instantané There Will Be Blood, ni même ses œuvres moins connues que sont Punch-Drunk Love et Inherent Vice, Paul Thomas Anderson (à ne surtout pas confondre avec son homonyme Paul W.S Anderson) ne s’est pas seulement affirmé comme une valeur sûre du cinéma américain mais véritablement l’un des cinéastes les plus importants de son temps. On pourrait disserter longtemps sur les innombrables qualités d’un artiste, dont le parcours suscite autant l’admiration que la fascination : metteur en scène perfectionniste dont l’exigence concernant toutes les composantes d’un film tutoie la maniaquerie, storyteller virtuose n’aimant rien tant que de se fixer des défis nouveaux, par refus catégorique de tourner en rond, de redite éventuelle… Au point qu’on en oublierait presque le directeur d’acteurs hors pair, à qui l’on doit en vingt-deux ans de carrière, la révélation d’une multitude de talents (récemment la démente Vicky Krieps, autrefois le jeune Mark Wahlberg), des collaborations avec les plus grands comédiens de l’époque portés au sommet de leur art (Joaquin Phoenix, Daniel Day-Lewis, Julianne Moore, Philip Seymour Hoffman…) ou encore des superstars utilisées à contre-emploi pour des rôles parmi les plus marquants de leurs carrière (Tom Cruise, Adam Sandler…). L’année de la sortie de sa huitième réalisation, Phantom Thread, le distributeur Splendor Films, a eu la bonne idée de restaurer et proposer en salles, Hard Eight, son premier long-métrage, réalisé en 1996, jusqu’alors inédit sur grand-écran en France. Il s’agit de l’adaptation d’un court-métrage tourné en 1993, Cigarettes and Coffee comprenant déjà au casting Philip Baker Hall (remarqué par le réalisateur dans Midnight Run de Martin Brest, au point d’emprunter également le prénom du personnage, Sydney). Le récit commence par la rencontre entre Sydney (Philip Baker Hall) un vieil homme bienveillant et énigmatique, et John (John C.Reilly), un jeune garçon fauché et à la dérive, n’ayant pas les moyens de payer l’enterrement de sa mère. Joueur expérimenté, Sydney propose à John de l’accompagner à Las Vegas où il pourra gagner de l’argent au casino…

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Au générique d’ouverture, on peut d’abord reconnaître parmi les crédits des collaborateurs qui accompagneront à plusieurs reprises PTA par la suite (Michael Penn et Jon Brion à la musique, Robert Elswitt à la photo,…). Pendant que les noms défilent, le son précède l’image, quelques notes de musique puis divers éléments sonores se succèdent, suggérant un décor, jusqu’à ce que celui-ci se révèle finalement. Plan large, fixe, observant la devanture d’un Coffee shop, un homme (John) assis par terre à coté de l’entrée, tandis qu’un camion coupe le champ. Le véhicule passé, une deuxième silhouette masculine (Sydney) s’immisce dans le bord cadre à droite, seule une partie de son corps et son manteau noir sont visibles. Soudainement l’homme s’avance, la caméra devient alors mobile, une fois devant l’établissement, un bref échange débute. Sydney se dévoile sur deux nouveaux aspects, sa voix et son reflet à travers la porte d’entrée, tandis que sa position, debout face à John au sol, établit instantanément une hiérarchie dans le cadre mais également dans leur rapport. Ellipse, nous voilà maintenant à l’intérieur du lieu, cadres frontaux en plans rapprochés épaules pour un champ/contre champ dont le minimalisme marque une rupture graphique avec les secondes qui ont précédées. Les deux personnages sont désormais face à face, d’égal à égal, si les valeurs de cadres évolueront légèrement au fil des minutes, le texte et les interprètes priment sur l’image, la parole est le principal vecteur d’action. La discussion terminée, la caméra, dans un léger mouvement, se rapproche de la table désormais vide, on constate la parfaite symétrie des tasses, couverts, serviettes et autres accessoires disposés dessus, détail faussement anodin, que l’on peut d’ores et déjà appréhender tel le signe annonciateur d’une maîtrise formelle des plus rigoureuses. En quelques minutes à peine, au détour d’un dialogue à la fois riche, précis mais aussi jonché de zones d’ombre, les motivations des protagonistes et les enjeux initiaux du récit sont posés, dans un mélange de limpidité et de mystère. En isolant les deux individus dans leurs champs respectifs, la mise en scène esquisse leur condition de solitaires, ainsi que la nécessité pour l’un et l’autre de se raccrocher à quelqu’un.

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Autre formidable séquence, l’intronisation du personnage de Clementine (saisissante interprétation de Gwyneth Paltrow) suivie dans la foulée de celle de Jimmy (Samuel L.Jackson, dans une composition préfigurant son Ordell Robbie dans Jackie Brown), toujours face à l’impénétrable Sydney (Philip Baker Hall, impérial). Outre la maestria formelle, il est difficile de bouder son plaisir devant le superbe plan-séquence inaugural, diablement Scorsesien (évoquant sur le coup Les Affranchis, quand les décors de salles de jeux sont traversés par le spectre d’un autre chef-d’œuvre du même géant, Casino, annonçant esthétiquement la fresque que sera Boogie Nights), c’est le mélange de simplicité, d’évidence dans le dialogue contrastant pourtant avec une sophistication semblant se tisser sous nos yeux, qui impressionne. Paul Thomas Anderson s’avère étourdissant pour filmer les rencontres, créer une attache quasi immédiate pour ses protagonistes, tout en nourrissant le désir irrépressible de percer leurs secrets. À travers ces portraits complexes et profondément humains, émergent des thématiques qui deviendront récurrentes au cours de sa carrière, à l’instar de la notion de transmission. L’introduction sous-entendait explicitement la solitude de ses héros, la suite du film fait naître une pensée chère au cinéaste, l’idée d’une famille « choisie » amenée à primer sur la famille biologique, ici palpable à travers la relation quasi filiale liant John et Sydney, renvoyant à celles qui uniront Dirk Diggler (Mark Wahlberg) et Jack Horner (Burt Reynolds) dans Boogie Nights ou Freddie (Joaquin Phoenix) et Lancaster Dodd (Philip Seymour Hoffman) dans The Master. De même, l’histoire d’amour inattendue, imprévisible mais aussi émouvante qui se noue dans le récit, peut-être perçue comme le brouillon de celles entre Barry Egan (Adam Sandler) et Lena Leonard (Emily Watson) dans Punch-Drunk Love ou plus récemment Reynolds Woodcock (Daniel Day-Lewis) et Alma (Vicky Krieps) dans Phantom Thread. À la différence de ses films ultérieurs, la virtuosité de PTA s’exerce avec Hard Eight, dans le cadre d’un projet dont la nature relève avant tout de l’exercice de style codifié – aussi bien exécuté soit-il – que d’un désir de le transcender, ce qui limite inévitablement son ampleur. La singularité de l’univers et des individus filmés, son regard sur le monde, se voient d’une certaine manière rattrapée, atténuée par des figures obligées telles l’apparition d’un maître chanteur. Plus globalement, l’élégance de la première partie, se confronte à une seconde reposant sur des ficelles plus visibles dans sa construction, plus concrètement, la beauté des séquences de rencontres et les promesses qu’elles portent, se heurtent à des révélations plus convenues que les fantasmes qu’elles ont pu initialement nourrir. Ces menues réserves exprimées, ne boudons pas notre plaisir d’avoir enfin pu découvrir ce coup d’essai longtemps resté confidentiel. S’il apparaît inévitablement plus mineur au vu du reste de la carrière de Paul Thomas Anderson, il n’en demeure pas moins un thriller soigné et recommandable. Quelques mois plus tard, sortira son premier grand film, Boogie Nights.

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A propos de Vincent Nicolet

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