Mamma Roma est l’un des films de Pier Paolo Pasolini actuellement visible en salles, en version restaurée 4K.
Le cinéaste y raconte les vaines tentatives d’une prostituée pour échapper à son souteneur, pour abandonner sa condition de sous-prolétaire et devenir une « femme bien » – une petite bourgeoise, qui ne cache d’ailleurs pas son anti-communisme primaire. Son fils, adolescent de 16 ans à la santé fragile et né de père inconnu, qu’elle pousse à la suivre sur le chemin qu’elle essaye de se frayer dans la capitale italienne, tombe au contraire dans les raies de la petite délinquance et meurt, seul et désespéré, dans la cellule où il est emprisonné après avoir été surpris lors d’un vol.
À travers Mamma Roma, le cinéaste dénonce les ravages provoqués selon lui par la modernisation de l’Italie, par le développement de la société dite de consommation, par une urbanisation uniformisatrice, déshumanisante.
Pasolini à Rome : les borgate et les ragazzi
En janvier 1950, parce qu’il a été inquiété dans une affaire de détournement de mineurs, Pier Paolo Pasolini quitte la ville de Casarsa, sise dans le Frioul. Il s’installe à Rome avec sa mère Susanna.
Durant l’été 1950, après avoir vécu quelques mois dans une chambre de la Piazza Costaguti, dans le Ghetto juif, Pier Paolo s’installe avec Susanna dans un appartement de deux pièces du quartier de Rebbibia. Rebbibia est situé à la périphérie de Rome. Au nord-est, dans la zone de Ponte Mammolo. Il y restera jusqu’en 1954. C’est l’une des bourgades populaires de la capitale. L’expression italienne pour les désigner est précisément : borgate. À Rebbibia, il y a l’une des deux prisons de Rome.
Le père, Carlo Alberto, rejoint bientôt sa femme et son fils, mais il meurt de maladie en 1954, et Pier Paolo continuera à vivre jusqu’au bout la relation fusionnelle qu’il entretient avec Susanna. Lui est assassiné en 1975, à l’âge de 43 ans. Elle décède en 1981, à l’âge de 89 ans.
La maison est misérable, insalubre. Au début, Pasolini est au chômage. Ensuite, il trouve un poste d’enseignant dans une école privée, pour un salaire modeste. Ce n’est que progressivement, quand ses activités diverses permettront à ses revenus d’augmenter, qu’il pourra emménager dans des quartiers et logements plus décents et moins excentrés.
À Rome, Pasolini se passionne pour les borgate, et pour ceux qui y habitent, et dont certains, qu’il fréquente de près, sont des petits délinquants et/ou des prostitués. En italien et dans le langage pasolinien, on les appelle les ragazzi. Le poète et romancier écrit sur eux, et il le fait en adoptant leur dialecte et leur argot, le romanesco. Il publie notamment les romans Les Ragazzi (Ragazzi di Vita, 1950) et Une vie violente (Une Vita violente, 1959).
Pasolini, le cinéma et Mamma Roma
Rapidement après son arrivée à Rome, Pasolini a approché le milieu du cinéma. Il a l’occasion de travailler pour Mauro Bolognini – Les Garçons (1959) est une adaptation libre des Ragazzi – et Federico Fellini – il collabore au scénario des Nuits de Cabiria (1957) dont la protagoniste est une prostituée romaine.
En 1960, Pasolini réalise son premier long métrage, Accattone. Accattone est le prénom du protagoniste, un petit souteneur actif dans le quartier pauvre de la capitale appelé le Pigneto. Il est incarné par Franco Citti dont c’est le premier rôle au cinéma. Pasolini travaille depuis plusieurs années avec le frère de Franco, Sergio, qui lui sert de « lexique vivant » concernant le romanesco. Sergio aide le réalisateur à l’écriture du scénario et des dialogues d’Accattone. Quand Pasolini rencontre les frères Citti, ce sont de simples maçons et peintres en bâtiment.
Sergio travaillera également pour le scénario du deuxième long métrage de Pasolini, Mamma Roma (préparation : 1961). (Franco, quant à lui, joue le rôle de Carmine, le souteneur de l’héroïne).
Mamma Roma tourne autour de deux figures : la femme dont le surnom donne le titre au film et son fils Ettore.
Ettore Garofalo, le fils de Mamma Roma
À propos de l’acteur qui incarne l’adolescent, Pasolini a déclaré : « J’ai vu Ettore Garofalo alors qu’il travaillait comme serveur dans un restaurant où je suis allé dîner un soir, chez Meo Petacca, exactement comme je le montrais dans le film, portant une corbeille de fruits, comme un personnage dans un tableau du Caravage » (1). Le cinéaste fait ici référence au tableau intitulé Garçon avec un panier de fruits (1593).
Les références à la peinture sont multiples dans Mamma Roma. Elles viennent à la fois de ce qu’évoque dans l’esprit du cinéaste la réalité qu’il filme, ou à laquelle il se réfère, et de sa volonté de projeter une dimension picturale et par la même transcendante sur les situations et les personnages qu’il met en scène, en créant des tableaux vivants – une pratique récurrente chez Pasolini-le-cinéaste. On cite généralement, pour ce film qui nous intéresse ici, La Dernière Cène (1494-1498) de Leonardo Da Vinci. Cette composition est utilisée dans la première scène, quand Carmine, le souteneur de Mamma Roma, se marie, donnant une première fois l’illusion à celle-ci qu’elle est libre. Et La Lamentation sur le Christ mort d’Andrea Mantegna (années 1480) pour ce qui concerne la dernière scène, lorsque Ettore meurt sur le lit de contention sur lequel il a été attaché, alors que loin de là, Mamma Roma se lamente sur son sort – construction en montage alterné.
Pour élaborer le rôle d’Ettore, Pasolini s’est inspiré d’une affaire réelle qui a fait un certain bruit en Italie. La mort d’un détenu de 19 ans souffrant de pneumonie, Marcello Elisei, enfermé dans une cellule froide et attaché sur un lit de contention. Suivant certaines sources, Elisei était incarcéré dans la prison de Rebbibia – dont nous avons parlé plus haut -, mais selon d’autres sources, probablement plus fiables, dans celle de Regina Coeli.
Anna Magnani dans le rôle de Mamma Roma
Pasolini a offert le rôle de Mamma Roma à l’actrice dont il est courant de dire qu’elle incarne Rome, en est l’émanation cinématographique : Anna Magnani. Le rôle le plus important de LA Magnani restera à jamais celui de Pina, femme du peuple qui résiste jusqu’à la mort aux nazis et aux fascistes dans Rome, ville ouverte. Ce film de Roberto Rossellini réalisé entre 1944 et 1945 est parfois, souvent même, considéré comme le prototype du Néo-Réalisme. Pasolini a été ébloui par Rome, ville ouverte, et il lui a consacré en 1961 un poème intitulé La religion de notre temps.
Federico Fellini honorera l’actrice dans Fellini Roma (1972), le film qu’il consacre à la capitale italienne, en l’accostant à l’image et en déclarant en voix off qu’elle pourrait être un peu le symbole de la ville.
Il y a un lien évident établi par Pasolini avec le Néo-réalisme dans Mamma Roma. Lorsque, vers la fin du récit, l’héroïne court après son fils qui, lui, malade et ayant appris la vérité sur le métier honteux de sa mère, vérité qui lui avait longtemps été cachée, court à sa perte, on pense à la course à la mort de Pina dans Rome ville ouverte. Le malade dont Ettore tente de voler la radio dans un hôpital et qui s’aperçoit du délit et fait arrêter le jeune homme est incarné par l’acteur qui jouait le père dans Voleur de bicyclette de Vittorio De Sica (1948) : Lamberto Maggiorani.
Certains commentateurs estiment qu’en même temps qu’il rend hommage au Néo-Réalisme, Pasolini, de par son traitement personnel de la réalité, du temps et de l’espace, de par la façon dont il filme ses personnages et les paysages ou les décors, rompt avec ce courant majeur du cinéma italien d’après-guerre. C’est vrai, mais c’est peut-être oublier la complexité et les multiples spécificités de celui-ci, complexité et spécificités qu’a bien mis en lumière Gilles Deleuze, notamment quand il parle du cinéma de Roberto Rossellini.
Pour aller vite, rappelons qu’il y a du sacré et du tragique, du pictural, de l’hétérogénéité et du quelconque spatial chez l’auteur d’Allemagne année zéro (1947-48).
Anna Magnani est époustouflante en louve extravertie à la voix tonitruante, riant à gorge déployée, pleurant de joie et pleurant de désespoir. Mais Pasolini a considéré avoir rencontré des problèmes en la choisissant : « Je voulais expliquer l’ambiguïté d’une vie populaire avec une superstructure petite-bourgeoise. Cela n’est pas sorti, car Anna Magnani est une femme qui est née et a vécu comme petite bourgeoise puis comme actrice, et n’a donc pas ces caractéristiques » (2).
L’actrice, quant à elle, n’a pas apprécié la façon dont le cinéaste la filmait, ne la laissant pas suffisamment s’épanouir dans des plans longs, ne lui accordant pas le temps pour le faire, cherchant plutôt à se concentrer rapidement – en des plans courts – sur son visage. Elle se serait plainte au producteur du film. Pasolini lui aurait lancé : « Anna, tu es une grand actrice. Qu’en as-tu à faire des longues scènes ? Tu n’as pas besoin d’effets, il suffit de cadrer ton visage et le résultat est là ! » (3).
Il y a pourtant de longs plans, très impressionnants, dans Mamma Roma. Deux fois, la caméra suit en travelling arrière la marche en avant de l’héroïne. Celle ci est redevenue momentanément prostituée – forcée par Carmine. Véritable péripatéticienne, elle parle à Bianca Fiore, amie de travail, et à des Romains, qui se passent le relai pour l’accompagner quelques instants, de son passé, de l’urbanisation menée par les fascistes, de son itinéraire et de ses choix. Elle fait son « examen de conscience ».
La question de l’architecture
Sur le chemin de l’embourgeoisement, à Rome, Mamma Roma abandonne un premier logement populaire qu’elle juge indigne et où trainent des jeunes qu’elle considère comme des vauriens dangereux pour Ettore. Ce logement se trouve dans un immeuble de la zone urbaine de Casal Bertone. Cet immeuble a été construit durant les années du fascisme, lorsque le régime mussolinien a éloigné les classes populaires de la zone centrale de Rome. Il est nommé le Palais des Cheminots – ou Palais des deux cerfs, en référence aux deux têtes d’animaux représentées à l’entrée – et se trouve sur la Place Tommaso de Cristoforis.
Mamma Roma emménage alors dans un immeuble qu’elle juge plus à son goût. Elle y a acheté un appartement. Cet immeuble est appelé le Boomerang et se trouve Via Trevri, 47, dans le quartier Quadraro. Il a été construit au début des années cinquante dans le cadre du projet d’intervention étatique en matière d’urbanisme – Plan INA Casa, appelé également plan Fanfani, du nom du Ministre du Travail qui a lancé le programme : Amintore Fanfani. L’État est aux mains des Démocrates-Chrétiens et ceux-ci ne sont pas, aux yeux de Pasolini, plus fréquentables que les fascistes.
Dans le Boomerang et en ses alentours se trouvent des jeunes dont Mamma Roma pensent qu’ils travaillent, étudient, et qu’ils seront de bonnes fréquentations pour Ettore. Elle jette ainsi son fils dans la gueule du loup. Ce sont eux qui pousseront le jeune homme sur la voie de la délinquance avec l’issue évoquée plus haut.
Il est amusant de noter que Mario Monicelli a posé lui aussi sa caméra aux abords du Boomerang pour son film significativement intitulé Un bourgeois tout petit petit (Un Borghese piccolo piccolo, 1977).
De l’une des fenêtres de son appartement, Mamma Roma semble pouvoir voir le quartier Don Bosco avec ses habitations modernes, et la Basilique San Giovanni Bosco dont la première pierre a été posée en 1952 et qui a été inaugurée en 1959. Pasolini montre ce décor à travers plusieurs plans. C’est comme si l’héroïne butait contre cet univers à la fois réel et mental, concret, mais idéalisé. Comme si elle ne pouvait l’atteindre et que lui restait indifférent à son drame. Cette vue récurrente avec coupole est un autre clin d’oeil ironique au Néo-Réalisme, précisément à Rome ville ouverte.
Aux abords des lieux évoqués ci-dessus, s’étend une zone sur laquelle aucune habitation n’a été construite. Seuls sont visibles des vestiges de constructions antiques, les restes de plusieurs ouvrages destinés à l’adduction d’eau. Il s’agit du Parc des Acqueducs. Cet espace est une sorte d’entre-deux, de pont entre, d’une part, le passé, la campagne d’où viennent plus ou moins directement les protagonistes – et vers laquelle certains voudraient retourner : Ettore avant de mourir -, et, d’autre part, le présent urbain. Comme le note Alain Bergala dans une présentation orale du film (4), cette zone typiquement pasolinienne est celle des pulsions – la violence, le sexe. Effectivement, en ce lieu, Ettore découvrira l’amour charnel avec une jeune fille nommée Bruna. Et ce, au grand dam de Mamma Roma qui voit d’un mauvais oeil toute femme qui pourrait la remplacer dans le coeur de son fils.
Et Bergala de convoquer la notion d’« anomie » dont a parlé le sociologue Émile Durkheim. Notion et sociologue auxquels s’est référé Pasolini lui-même – notamment à propos du suicide, mais pas en référence directe à Mamma Roma. La zone ici évoquée se caractérise par l’absence de règles, de lois sociales et morales. On pourrait parler également, en empruntant la notion à Michel Foucault, d’« hétérotopie ». De « contre-emplacement » où se déploie « l’envers de la société » (5).
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Notes :
1) Oswald Stack, Pasolini on Pasolini, Thames and Hudson, London, p.51 (livre d’entretiens avec Pasolini).
2) Ibid., p.49. (Notre traduction). Cf aussi Mario Mancini, « Pier Paolo Pasolini su Mamma Roma », Mario Mancini, Febbraio 26, 2021.
https://marioxmancini.medium.com/pier-paolo-pasolini-su-mamma-roma-4f0db30ebf8f
3) Trouvé entre autres sur Matilde Hochkofler e Luca Magnani, Ciao Anna, Edizioni Interculturali, Roma, 2003. (Notre traduction).
4) « Mamma Roma (1962) présenté par Alain Bergala – Analyse et débat.
Intervention du 8 décembre 2020 », YouTube, 10 décembre 2020.
https://youtu.be/mLbysLKg2j0
5) Concernant l’hétérotopie, on pourra se reporter, entre autres, au texte d’Alexandre Costanzo : « La Part de la plèbe. Pier Paolo Pasolini, Walter Benjamin, Michel Foucault », Ici et ailleurs, 9 juin 2019.
https://ici-et-ailleurs.org/contributions/portraits-philosophiques/article/la-part-de-la-plebe-pier
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N.B. : Pour tenter de repérer certains lieux se trouvant à Rome et qui sont évoqués ou montrés dans Mamma Roma, nous nous sommes référé, entre autres, aux sites dont nous donnons les liens ci-dessous. Il est nécessaire en fait de multiplier les sources d’information, de les croiser, car il y a souvent des imprécisions et/ou des erreurs.
* L’une des pages du site Pasolini Roma :
http://www.pasoliniroma.com/#!/fr/map
* Lieux de tournage vérifiés :
https://www.davinotti.com/forum/location-verificate/mamma-roma/50007823
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