Anna, c’est avant tout un regard, celui de Karina, et à-travers lui, celui de Godard, de ces face-caméras qui resteront (Pierrot le Fou, Alphaville), celui de paupières épaissis d’un mascara noir obscur, le gris-clair d’iris qui adoucit et absorbe, perforant d’amour et de désir, de malice et de grâce. Et c’est de cet éternel regard dont le personnage de Jean-Claude Brialy (Serge) tombera éperdument amoureux, drainant sa vie dans la folie et une quête insensée d’un amour abstrait, uniquement motivé par ce regard sorti de l’argentique de son appareil photographique. Anna, c’est aussi une voix singulière, naturelle, parfois faussée, mais d’une poésie à césure, une langueur nostalgique qui accapare chacun des titres composés par Serge Gainsbourg de sa seule comédie musicale jamais écrite. C’est aussi la voix rocailleuse de Serge, golden boy et patron d’une boite de publicité qui a tout pour lui, excepté l’essentiel, l’amour de sa vie qu’il confondra avec le fantasme d’aimer. Il ira même jusqu’à ne pas reconnaître sa prétendue élue, non par inadvertance, mais surtout par mépris de classe.

La pop culture inonde le film de ses couleurs flashy, de ses tenues plastifiées transparentes, les robes sont en rayures « Mondrian », les costumes en velours épais, une hyper-esthétisation d’une vision futuriste d’une société française qui s’imagine encore danser et rêver (le film est sorti sur la première chaine de l’ORTF en 1967). Le film lui-même n’était jamais sorti en salle, et marque l’apogée de la télévision omniprésente, vecteur de starification (cette scène où Serge se fait pourchasser par une horde de jeunes femmes après un spot télévisuel) et eldorado du peuple. Ceux qui la dirige sont déjà caricaturés, des femmes frigides aux lunettes carrées, des hommes qui baragouinent et se vantent de leurs conquêtes féminines (Gainsbourg lui-même en ami de Serge), le tout formant une impression de vide et de complaisance, de goûts douteux, et une critique prémonitoire des dérives futures de l’image reine.

Anna, c’est donc l’histoire d’un amour aveugle, une quête de l’impossible, un ping-pong incessant entre la naïveté de la femme et la nervosité de l’homme. Anna Karina est merveilleuse derrière ses lunettes rondes, cachant encore la beauté sidérante de son visage charismatique jusqu’à ce que celui-ci s’illumine et se dévoile enfin en bord de mer, chantant le fameux « Sous le soleil exactement ». Serge erre comme une âme en peine dans les rues de Paris, croise une autre prétendante lors d’un bal organisé pour l’occasion mais n’en a que faire (« Hier ou demain »). Et puis c’est à Anna de nouveau de crier sa solitude, s’imaginant en « Roller Girl » et « Lolita des comics » jusqu’à ce que le rêve s’estompe face à la réalité, et que des larmes coulent après la danse survoltée. Comme le dit Serge, « du rêve à la réalité, il n’y a qu’une marche ». Il fallait que leurs chemins se croisent, et ce sera le cas. Mais aveuglé de cet amour utopique, Serge ne reconnaît pas le regard de Anna, mais comment l’aurait-il pu ? C’est le propre du fantasme, il est immatériel. Et puis cette gamine à lunettes, coloriste de BD, en bas de l’échelle social, c’est impossible, ça ne peut être elle. Sa destinée s’en verra donc brisée. Il y a ensuite ce face à face dans les artères du métro parisien, la plus belle composition de Gainsbourg (« Ne dis rien ») qui fait naitre une intensité dramatique saisissante, une poésie en apesanteur, et pourtant sous-terraine et imperceptible. De la folie d’un suicide aux rêves et cauchemars étoilés (« Pistolet Jo », « GI Jo ») jusqu’à cette ultime course parisienne de Serge, lui comme nous, c’est qu’il est déjà trop tard.

Anna donc, comédie musicale inaltérable, saisissant les enjeux de son temps, et dessinant ceux du futur, l’image partout, tout le temps, l’image trompeuse, l’image menteuse, le fantasme de l’amour plus que l’amour lui-même, et des compositions cultes de Gainsbourg qui ne cesseront, encore et encore, de sonner dans nos cœurs rêveurs, sous le soleil, exactement.

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