Après Storie di Vita e Malavita (1975) et San Babila : un crime inutile (1976), La Chronique des pauvres amants est le troisième film ressorti par Les Films du Camélia, à l’occasion de la rétrospective consacrée à Carlo Lizzani. Contrairement aux deux premiers cités, il a été réalisé vingt ans auparavant, en 1954, et conserve, à ce titre, certaines empreintes du néoréalisme italien, comme en témoigne la présence à l’écriture du scénario de Sergio Amidei, figure clef du mouvement ayant contribué à la naissance d’œuvres aussi illustres que Rome, ville ouverte (Rossellini, 1945), Sciuscià (De Sica, 1946) ou encore Allemagne année zéro (1948). Mais, on le sait, aussi emblématique soit-il, le néoréalisme n’a finalement duré que peu de temps et, dès le début des années 1950, la plupart des nouveaux longs-métrages se détournent de ses velléités documentaires pour se tourner vers des préoccupations plus existentielles, ce qui donnera ensuite lieu au cinéma de la modernité.
La Chronique des pauvres amants est représentatif de cette hybridité, entre son ancrage dans le quotidien des habitants d’une rue de Florence et sa volonté de creuser la psychologie de ses personnages, à travers une part plus importante accordée à l’intimité de ces derniers, ainsi qu’à l’expression de leurs sentiments. Le récit s’articule ainsi autour d’un lieu unique, la Via del Corno, qui devient, l’espace d’un instant, le microcosme de l’Italie de 1925, encore traumatisée par la Marche sur Rome et commençant à subir la tyrannie de ce nouveau régime dictatorial. On retrouve au sein de cette micro-société les principaux artisans de son bon fonctionnement – le marchand de fruits et de légumes, le charcutier, le maréchal-ferrant, le cordonnier, l’imprimeur, etc – et deux figures plus symboliques, qui exercent leur emprise sur cette population. Si Carlino, expert-comptable et « fasciste notoire » selon les termes de la voix off, représentatif de ces nouveaux membres du parti qui établissent leur propre loi sur la vie de quartier, apparaît comme l’incarnation du pouvoir politique, « Madame » personnifie quant à elle le pouvoir financier, puisqu’elle tient à la merci la majorité de ses voisins par les divers prêts qu’elle leur accorde. L’acte n’a bien sûr rien de la charité mais permet au contraire d’asseoir sa domination et de s’assurer une place de privilégiée, indépendamment des changements politiques qui pourraient voir le jour, comme le confie la vieille femme à Ugo, l’un des antifascistes : « Pour ta gouverne, rouge ou noir, je ne fais pas la différence. (…) Tôt ou tard, à vous autres aussi je présenterai l’addition. » Outre cet ascendant par l’argent, son contrôle est aussi social puisque sa servante, Gesuina, observe depuis sa fenêtre les moindres faits et gestes des riverains afin de lui transmettre toutes ces données. Ce geste révèle dès lors la disparition progressive de l’intimité dans une société peu à peu recouverte par le fascisme, comme en témoigne ces longs mouvements de caméra qui dévoilent ce déplacement d’un espace domestique à un autre. Le pouvoir financier et politique se rejoignent alors tous deux par leur même position hiérarchique, leur même connaissance des moindres faits personnels et leur même capacité à dicter les existences de leurs concitoyens.
La chronique des pauvres amants, c’est donc celle de tous ces couples empêchés, qui finissent par se défaire à un moment ou un à autre du récit, sous le poids des exactions du régime. Le film intègre d’ailleurs à sa fiction « la nuit du sang » de Florence, du 3 au 4 octobre 1925, lors de laquelle les chemises noires exécutèrent plusieurs de leurs adversaires politiques. Cet épisode, lors duquel disparaît l’un des héros de la résistance, apparaît comme le tournant de la narration et marque la disparition de la légèreté de ton qui prévalait jusque-là. À partir de cet instant, nul ne peut rester indifférent aux événements qui l’entourent, pas même Marco, le nouveau venu d’abord présenté comme neutre mais dont le massacre nocturne a ouvert les yeux.
L’histoire prend alors des atours plus romanesques en resserrant l’intrigue autour de la quête amoureuse, devenue le seul rempart à un monde qui se désagrège de toute part et qui n’offre plus l’espoir d’un renversement politique. Jadis coureur de jupons, Ugo connaît alors « une expérience qui bouleverse la vie d’un homme » tandis que Marco comprend que l’amour, c’est « autre chose ». Le thème musical, aux accents presque enfantins, qui refait surface au moment où il annonce à Bianca, sa fiancée adolescente, leur séparation, renvoie alors à cette innocence perdue des premiers instants du récit qui précédaient la confrontation avec l’action destructrice du fascisme. Car ce que révèle l’écriture, c’est que le sentiment amoureux est également soumis aux bouleversements politiques et qu’il peut même en résulter, comme le révèle l’angoisse de Milena : « J’ai beaucoup réfléchi, ces mois-ci, pour comprendre ce qui me retient de t’aimer à mon tour. (…) Un doute me tourmente. Toujours le même. Si rien ne s’était passé, si Alfredo était en bonne santé, et moi, derrière la caisse du magasin, est-ce que je t’aimerais ? Est-ce que je pourrais tout abandonner pour te suivre ? ». « Peut-être que non. » en convient son futur fiancé. S’il affiche une certaine retenue qui l’éloigne de la sentimentalité et du pathos propres au genre, le film prend alors les habits du mélodrame, soulignant avec clarté que chaque existence est toujours conditionnée, et potentiellement annihilée, par les événements historico-politiques qui la surplombent. Arrêtés ou assassinés, les hommes quittent l’écran tandis que certaines de leurs amantes délaissent la Via del Corno qui n’a plus la même saveur lors de son épilogue, obstruée par la présence malfaisante au premier plan de Carlino, le fasciste. La dernière scène distille tout de même une note d’espoir par la voix off mais aussi et surtout par le sourire de Milena, image de cet « humanisme révolutionnaire »[1] qui constituait, pour André Bazin, la force du cinéma italien.
[1] Bazin André, Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Cerf, 1976, p. 263.
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