En sortant simultanément en salles trois films de Carlo Lizzani, la société de distribution Les Films du Camélia aide à la reconnaissance en France d’un cinéaste pratiquement ignoré du grand public ; globalement inégal, mais auteur de quelques œuvres d’importance.
Parmi elles, le très dérangeant Storie di vita e malavita (1975), titre que l’on pourrait traduire par Histoires de vie et de mauvaise vie, un jeu de mots permettant de faire mention de la pègre, du milieu.
Carlo Lizzani (1922-2013) est un homme qui a compté dans l’histoire du Néo-Réalisme. Durant les années de guerre, sous le fascisme, il écrit dans Bianco e Nero et Cinema, revues qui acceptent des textes d’auteurs se tenant à distance du cinéma du régime mussolinien – favorable à lui ou accepté par lui. Dans l’un de ses plus fameux articles, il critique une certaine tendance du 7e Art transalpin, le « formalisme », représentée par des cinéastes comme Mario Soldati ou Renato Castellani – faisant partie du mouvement des « Calligraphes » (1). C’est donc avec le cinéma de la belle image qu’il prend, très tôt, ses distances.
Lizzani entre en résistance contre le fascisme dès 1943, et il adhère au Parti Communiste Italien. Avant de réaliser son premier long métrage, Achtung ! Banditi !, en 1951, il collabore, notamment en tant que co-scénariste, à la réalisation des films Le Soleil se lèvera encore (Aldo Vergano, 1946), Allemagne année zéro (Roberto Rossellini, 1948), Riz amer (Giuseppe De Santis, 1950), Pâques sanglantes (Giuseppe De Santis, 1951). Le Soleil se lèvera encore a pour représentation centrale la Résistance italienne au fascisme et au nazisme. Achtung ! Banditi ! aussi, avec cette particularité qu’il est financé par une coopérative aidée par des organisations communistes.
Milan, grand centre industriel et financier du Nord de la Péninsule, est l’une des villes qui ont intéressé de près Lizzani. En 1968, il y réalise un film policier : Bandits à Milan. Storie di vita e malavita se déroule dans la capitale lombarde. Le sujet en est la prostitution des mineures et les réseaux qui exploitent celles-ci. Lizzani a été inspiré par une série d’articles proposés dans les colonnes du magazine L’Espresso par la journaliste Marisa Rusconi. En partant de cette base, il a mené un travail de recherches, de documentation, avec son collaborateur Mino Giarda. Les journalistes Massimo Fini et Claudio Lazzaro ont également aidé le réalisateur à accomplir sa tâche.
Le film est structuré à l’italienne, un peu comme un film à épisodes – ou sketches – et un peu comme un film choral. Lizzani pointe sa caméra sur six jeunes mineures qui se prostituent : Rosina, Gisella, Daniella, Antonietta, Albertina, Laura. Certaines sont d’extraction très modeste. Rosina est Sarde, et son père est mort dans un accident du travail. Elle est une migrante de l’intérieure, venue à Milan pour survivre matériellement. Antonietta est également une provinciale, mais, elle, fuit son père incestueux qui l’a mise enceinte. Certaines appartiennent à un milieu bourgeois et tentent d’échapper au destin tout tracé pour elles par leurs parents peu aimants, hypocrites. C’est le cas de Gisella et de Daniella. Lizzani passe brusquement d’une jeune fille à une autre, ou le fait par glissement, parce que deux d’entre elles se trouvent dans le même lieu et/ou se connaissent – ce qui aide à créer l’idée d’une chaîne d’individus partageant la même condition sociale, ayant un parcours existentiel comparable. Chaque mineure est prise dans un piège dont elle ne peut s’échapper. De par la nécessité de subvenir à ses besoins, donc ; à cause de l’implacable manipulation à laquelle se livre(nt) un ou des proxénètes, du fait de l’extrême violence qu’il(s) exerce(ent) ; en raison de malheureux concours de circonstances. Pour l’une d’entre elles, Laura, le piège sera fatal. Seule l’adolescente nommée Daniella semble décider en partie du chemin qui sera le sien et arriver à se sortir des griffes de la prostitution. Daniella qui, significativement, aime lire, écouter de la musique, et se mettre ainsi à saine distance de la réalité qui l’entoure.
Lizzani donne une image très négative des représentants de la gent masculine – à part peut-être pour ce qui concerne le gynécologue, et ce bien qu’il soit complice des malfrats. Mais les femmes ne sont pas en reste. Si certaines sont protectrices, d’autres, impitoyables, sont elles-mêmes des proxénètes ou aident des maquereaux.
Le dispositif narratif fait que chaque adolescente est amenée à raconter son parcours – en a l’opportunité -, les raisons qui l’ont poussée à se prostituer, à tomber dans les rets des souteneurs et/ou de leurs complices. Ces récits, qui sont parfois oraux, parfois visualisés par des flash-backs, permettent à Lizzani d’expliquer les situations, confèrent à l’œuvre son côté humain, et lui donne une dimension de film-enquête.
Il faut ajouter qu’une autre jeune fille est concernée par la retape, et qu’une partie du film, non évoquée jusqu’ici par nous, a la particularité de l’ouvrir et de le clore, de le traverser de part en part. Une femme d’un âge certain prostitue ce qui pourrait être sa nièce de 13 ans en se faisant passer pour sa mère. Elle est constamment poursuivie par des souteneurs qui veulent la placer sous leur coupe, sans succès. À la fin, ceux-ci découvrant le lieu où les deux femmes miséreuses habitent – une maison à l’abandon – le saccagent. L’un d’entre eux est cependant massacré à coups de pierre et de pelle. Une manière de soulager les victimes et le spectateur.
Avec ses acteurs qui, pour certains, ont un jeu maladroit, parfois rugueux – plusieurs ne sont pas des professionnels -, avec ses situations et ses mots crus – concernant la perversion sexuelle, le commerce des corps, la domination psychologique, la violence sanguinaire – avec ses mouvements de zoom, son image sale, non apprêtée – les plans d’un Milan brumeux, froid et terne sont mémorables – son montage heurté, le film met mal à l’aise. L’approche de Lizzani est frontale. Le réalisme qui est le sien est foncièrement pessimiste.
Ce réalisme est accompagné d’éléments formels et de situations propres aux films de genre. La musique d’Ennio Morricone fait partie de ces éléments. Et ce, même si Lizzani joue avec les codes, de par sa démarche documentarisante dont nous avons parlé. Rappelons que le cinéaste a réalisé un film de truands : Lutring… réveille-toi et meurs (Svegliati e uccidi, 1966) ; un film de vengeance ayant pour cadre la Guerre de Sécession : Du sang dans la montagne (Un fiume di dollari, 1966) ; un western : Tue et fais ta prière (Requiescant, 1967) (2) ; un film érotique : Double Plaisir (Kleinhoff Hotel, 1977).
Dans son article sur San Babila, un crime inutile, l’un des autres films sortis dans le cadre de la présente rétrospective Lizzani, dont le sujet est la violence d’extrême droite, et dont le cadre narratif est Milan, Emmanuel Le Gagne a raison d’écrire : « (…) l’un des premiers Italiens à s’être intéressé au genre est un auteur issu du néo-réalisme, le méconnu Carlo Lizzani. Ce dernier, dès le milieu des années 60, a compris l’intérêt d’utiliser le style cher à Rossellini dont il fut assistant-réalisateur sur Allemagne année zéro pour mettre en scène des séries noires politisées. Les succès de Lutring réveille toi et mœurs (1966) et Bandits à Milan (1968), tous deux produits par Dino De Laurentis marquent les premiers jalons du polar rital ».
Storie di vita e malavita – connu également sous le titre de Racket della prostituzione minorile – est un film bien noir et fort engagé.
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Notes :
1) Carlo Lizzani, « Pericoli del nuovo cinema italiano – Il “ Formalismo ” », in Cinema, n°153, 10 novembre 1942.
2) Le protagoniste de Tue et fais ta prière se met, à un moment, au service de la révolution mexicaine. Les films de ce type ont été appelés les « westerns zapata » – une sous catégorie des westerns spaghettis. El Chuncho (¿quién sabe?, 1966) de Damiano Danmiani en est l’archétype.
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