Richard Brooks – "A la Recherche de Mister Goodbar" (1977)

reprise en salle le 2 octobre 2013
 
Aussi singulier que dérangeant, "A la Recherche de Mister Goodbar" est l’un des derniers films de Richard Brooks, réalisé bec et ongle au sein de la Paramount au milieu des années 70. A travers le personnage de Theresa, une jeune institutrice pour enfants sourds et muets, qui, de nuit, écume les bars pour y éprouver sa liberté, Brooks se fait l’observateur désespéré d’une jeunesse en perdition, avec pour horizon les lendemains désenchantés de la libération sexuelle, les ravages de l’alcool et des drogues dures. Le film, mené sous des airs fallacieux de chronique désinvolte et fantaisiste, se retourne brutalement, avec une fin aussi amère que cinglante. Malgré les polémiques que celle-ci pourrait susciter, "A la Recherche de Mister Goodbar" demeure dans son ensemble un très beau portrait féminin, non dépourvu de tendresse, porté par une mise en scène très inspirée, et surtout, par une actrice remarquable : Diane Keaton.

Sur le papier, le film n’a, en apparence, rien d’une pimpante comédie. Il prend davantage le tour d’une description sans fard, et parfois glauque, des maux et des illusions de la jeunesse des années 70, avec en ligne de mire l’émancipation sexuelle. "Looking for M. Goodbar" s’inscrit de plain pied dans le cinéma si particulier des années 70, enregistrant la dissolution des valeurs, la violence et l’instabilité de l’époque, et surtout, l’émergence d’une jeunesse désenchantée, une génération "vide", destinée à l’errance ou l’asocialité. Schatzberg, Scorcesse, Coppola, Schrader, pour ne citer qu’eux, se sont faits les talentueux résonateurs de ces moments d’inquiétude et de dérèglement. Pourtant, le film de Brooks doit davantage, excepté la crudité des dialogues et des situations, à la légèreté de ton des films réalisés à la même époque par Woody Allen en compagnie de l’actrice principale. On y suit donc la destinée de Theresa Dunn (Diane Keaton), qui sitôt devenue adulte, s’empresse de fuir le carcan familial et le rigorisme d’une éducation catholique. Volant de ses propres ailes, elle devient une brillante éducatrice pour enfants sourds mais se livre sans tabou, la nuit venue, aux expériences les plus débridées. Ce seront d’abord le délice bénin d’un bon vin italien, le sexe avec un mentor marié, et de fil en aiguille, la prostitution par jeu, les drogues, la fréquentation d’un petit gigolo et d’un ex-taulard à l’homosexualité mal refoulée.

Rien de tragique dans tout cela : Theresa entreprend les épisodes illicites de son existence comme des facéties, transcendant la médiocrité humaine et les humiliations occasionnelles, en autant de farces dont elle pourra rire avec ses futurs amants. Il en va donc d’une chronique très enlevée où les réparties, rythmées et souvent salaces, sonnent comme les gimmicks d’une comédie. A Tony Lo Porto (interprété tout en nervosité par Richard Gere), un petit gigolo rencontré dans un bar, qui sort de chez elle au petit matin, Theresa lance l’œil goguenard : "ta braguette est ouverte". Et lui de lui répondre en ricanant : "Je sais! Il faut bien que je retourne bosser". Outre cette liberté de ton, c’est l’incroyable feuilletage de registres, comédie, drame familial, fable initiatique et fait divers, ainsi que l’ambition narrative de Brooks qui impressionnent. Capable de conduire ces différentes trames avec fluidité tout en dressant une vaste galerie de personnages et d’intrigues secondaires, Brooks réussit un récit plein de cocasserie, qui tempère l’arrière plan sordide et dramatique du film. Enfant, Theresa est restée longtemps immobilisée, intégralement plâtrée, afin de soigner une grave scoliose, une maladie héréditaire que son père n’aura jamais cessé de renier. Ce ressort psychologique, un peu explicatif, justifie l’urgence avec laquelle Theresa fuit un environnement familial pathogène, et rattrape tout de go son déficit d’expériences, voire d’enfance et d’adolescence.


 

Dans le dernier quart du film, la rieuse chronique des débuts cédera le pas à une sourde anxiété. La scène finale, qu’on ne dévoilera pas, opère comme un brusque retour à la réalité, une douche froide qui prend l’héroïne et le spectateur à rebrousse poil. Rétrospectivement, cette fin remet en perspective le récit, questionnant autant notre crédulité que le manque de lucidité de Theresa. Ce renversement ne manquera pas de susciter des questions sur Brooks, que l’on pourra juger tour à tour, contempteur et manipulateur, empathique ou condescendant. D’autres y verront le reflet d’un questionnement et d’un désespoir plus sincère de la part d’un réalisateur qui assiste, impuissant, au très mauvais spectacle de son époque. Le film scindé entre ces deux registres diamétralement opposés, avec toute l’ambigüité qui accompagne leur mise en tension, désoriente ou stupéfait. Il montre également le conflit et la déroute qui gagnent Brooks comme les personnages. Etre juge et partie, éprouver autant de dégout que de compassion, dans une grande ambivalence de sentiments. De son côté, Theresa, en se construisant une double vie et une double identité, sera forcément rattrapée par la dualité impossible des registres qui composent son existence…

On serait donc tenté de voir en Brooks, un conservateur ou un nouveau puritain, fustigeant l’héritage maudit du mouvement hippie. Néanmoins, autant celui-ci se montre réactionnaire sur certains points, piétinant dans les préjugés de son époque, notamment par sa représentation assez désolante de l’homosexualité, autant son film est empreint d’un féminisme bienveillant. Il nous montre la quête d’indépendance de Theresa, joyeuse et insouciante, une recherche qui lui permettra de s’émanciper de multiples entraves, bien souvent masculines : un père névrosé et autoritaire, un premier amant qui l’humilie, un prétendant qui voudrait la domestiquer, un séduisant mais dangereux parasite. La constance avec laquelle ces personnages masculins sont représentés comme des prédateurs possessifs, hantés par le spectre de l’impuissance sexuelle ou débordés par leur violence, étonne et nous ferait même douter que le film ait été réalisé d’une main virile. Par contraste, la douceur avec laquelle il dépeint Theresa et ses rêveries éveillées, celles qui s’intercalent sans crier gare en cours de récit, donne beaucoup d’épaisseur au personnage. On accède ainsi à sa riche vie intérieure, quitte à y découvrir l’immaturité d’une âme encore enfantine. Ce sont également les origines d’un trauma familial, succession de flashbacks et de clichés documentaires arrêtés, que l’on entreverra lorsque Theresa les revivra inopinément. Ces changements impromptus de régimes narratifs tendent à subjectiver le récit pour épouser la trajectoire initiatique d’un personnage en construction, qui sait se préserver grâce à la fertilité de son imagination.


 

Au final, les affabulations de Theresa se mettront à travailler contre elle, lui faisant entrevoir trop tard les risques qu’elle encourt. Theresa prise dans son rêve de plaisirs sans astreintes n’aura pas su voir la réalité à laquelle elle s’est frottée. Pourtant, Brooks ne semble pas condamner complètement le personnage et c’est davantage un mouvement générationnel qu’il dénonce à travers la déconvenue de l’héroïne. Malgré tout, on ne pourra pas s’empêcher de penser que, dans ce pessimisme, et dans le coup de semonce final qu’il assène au spectateur, comme pour mieux souligner l’erreur du personnage, Brooks fait montre d’un moralisme ou d’une noirceur un peu excessive. On serait même tenté de voir dans ce geste un peu de cynisme et d’ironie, et surtout, la condamnation sans appel d’une jeunesse inconséquente. Ce soupçon reste tempéré par le fait que le réalisateur n’épargne pas davantage la génération des parents, autant dire la sienne, impuissante, dépassée et en bien des points, fautive. Le souci de la conformité morale et physique, cause de tant de refoulements familiaux, a conduit Theresa à une rébellion, nécessaire pour elle dans un premier temps afin de survivre, mais qui paradoxalement, la conduira à sa perte. En ce sens, Brooks rejoue le conflit des générations mais vu à travers le filtre, amplifié à l’excès, des années 70, où valeurs et contre valeurs s’anéantissent sans rémission ni lendemain. 

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A propos de William LURSON

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