Après Une femme douce, Bresson revient à Dostoïevski en adaptant à nouveau une nouvelle traitant d’amour et de jeunesse. À une sortie d’autoroute, un jeune homme, Jacques ( Guillaume des Forêts), fait de l’auto-stop. Il marche à travers la campagne, fait des cabrioles, chantonne. De nuit, à Paris, il descend d’une voiture et s’éloigne. Là s’inscrit le titre du film, sur fond de voitures et de feux de signalisation ponctué de quelques accords très secs de guitare. Et déjà la foi indéfectible en la matière cinématographique de Bresson est là. Celle d’un cinéaste qui affirme « recevoir de la vie (…) des sensations » et non pas « des idées traduites en mots », pour qui « musique et peinture-formes, couleurs- sont plus vraies que tous les livres connus ». Quatre nuits d’un rêveur compose alors des rythmes visuels et sonores, suggère au lieu de représenter. Son parti pris est celui de la sensorialité comme mode d’accès à l’intériorité. D’ailleurs Bresson ne propose pas une succession de tableaux mais une picturalisation de la texture générale grâce aux rapports successifs des cadrages et grâce aux rapports de couleurs, « une combinaison de lignes et de volumes en mouvement en dehors de ce qu’il figure et signifie »1. Dans les Histoires et les scènes de jour, les couloirs froides et claires dominent, contrairement aux entrevues nocturnes, où la coloration dominante est donnée par des bruns et des bistres. Le cinéaste installe son récit sur les bords de la Seine tels qu’ils sont en 1970, sans souci d’équivalence autre que des extérieurs sur les berges d’un fleuve. Ce qui prime là aussi est la présence matérielle de Paris reflétant tout un climat : les modes vestimentaires, les chansons, une manière de vivre. Le Pont-Neuf est le cadre de la rencontre.

©Carlotta
Sur le Pont-Neuf, Jacques remarque une jeune fille, Marthe( Isabelle Weingarten). Celle-ci se déchausse, passe de l’autre côté du parapet. Seul Jacques lui parle et l’aide à revenir sur le pont. C’est la première nuit. Une nuit qui ne compte que quelques phrases, mais où les deux personnages entrent en relations par des regards et par des gestes. Car c’est le corps qui est toujours premier par rapport à la dramaturgie.Le cinéma de Bresson articule toujours le destin des personnages à leurs gestes, les plus simples, les plus élémentaires. Le geste est la matière d’une vie, sa représentation. Deuxième nuit, Jacques et Marthe se racontent leur histoire. Bresson indique dès le titre l’aspect morcelé des rencontres : « Quatre nuits ». Pour autant il opère une reconquête de la continuité sur la fragmentation. Ce sont les subdivisions titrées – les chapitres- qui s’intègrent dans une coulée ininterrompue : la vie de Jacques.Jacques un peintre dont la vie est proprement une vie de solitude et de repli sur soi.

© Carlotta
La mise en avant du je du personnage conduit d’ailleurs le récit vers une vie intérieure. La présence de la pensée de Jacques contredit toujours les divisions mécaniques du temps, qu’elle supprime ou survole. Le nom de Marthe, répété indéfiniment par le magnétophone, unit, en affirmant la permanence d’une obsession, des lieux et des temps séparés. Quatre nuits d’un rêveur est ce « mélange de compartimentage et d’élan ininterrompu »2 . Aussi l’Histoire de Jacques et l’Histoire de Marthe, entre la seconde et la troisième nuit, ne prennent pas une existence vraiment autonome mais participent à la continuité du dialogue entre les personnages. Elles s’intercalent dans l’entrevue de la deuxième nuit plus qu’elles ne l’interrompent. L’Histoire de Jacques, c’est celle d’un homme qui agit, comme le Pickpocket : assigné à un seul désir, qui n’est pas celui du vol à la tire, mais celui de croiser un regard. Là où la chambre du pickpocket était le lieu des montres glissées derrière une plinthe, ici elle est celui de rêveries confiées au magnétophone. Les monologues dictées par Jacques à l’appareil remplacent la voix off de Michel. Le portrait du rêveur, c’est trois jeunes femmes remarquées et suivies, un ex-camarade assenant ses théories – « plus les tâches sont petites, plus grand est le monde qu’elle suggère » – des allées et venues solitaires, des gestes. L’Histoire de Marthe elle résonne avec Les Dames du bois de Boulogne. La séduction du locataire, qui deviendra son amant, est fondée sur une invisibilité : Marthe ne le voit pas. Et cette invisibilité scelle son désir. Toute l’Histoire de Marthe est d’ailleurs imprégné d’un érotisme diffus. Marthe attend depuis un an cet homme qui lui a promis de revenir l’épouser.

© Carlotta
Puis ce sont la troisième et la quatrième nuit. Marthe et Jacques errent dans Paris.Comme Balthazar, comme Mouchette, Jacques et Marthe sont perpétuellement en marche. L’émotion cinématographique naît de ce jeu de rythmes, où l’on suit des êtres en devenir. Jacques est amoureux de Marthe, « il l’aime, voilà ce qu’il y a ». La part de la surprise évoque parfois les « pétrifiantes coïncidences de Breton dans Nadja. Le nom de Marthe brille sur une vitrine, il est à la proue d’une péniche :tout ramène Jacques à son amour. Bresson donne à voir des corps de désirs, de gestes. Il donne à sentir ses puissances de mystère et d’étrangeté. Dans un café, Marthe demande à Jacques de lui faire oublier son amant. Mais parce que Marthe aime toujours son amant, et parce qu’il s’agit de le sentir et ressentir, Marthe ne peut être à ce moment là filmée que fragmentée. Ses mots contredisent ce que veut son corps. Mais pourtant le rêveur remodèle la réalité selon son cœur :
(Elle) le voit de loin. Elle vole à ( sa) rencontre (…). Quelle force fait briller ses yeux d’une telle flamme, illumine sa figure d’un sourire pareil ?
La beauté de la matière cinématographique, qui formait peut-être le vrai sujet des films antérieurs, devient dans Quatre nuits d’un rêveur presque le seul sujet de celui-ci. Et c’est magnifique.
© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).