» Le Vent souffle où il veut »
Poursuivant son beau travail de restauration, le distributeur Les Acacias sort Un condamné à mort s’est échappé, quatrième film de Bresson .
Sous l’occupation, le jeune officier Fontaine est arrêté par la gestapo. Interné au fort de Montluc à Lyon , il est condamné à mort. Il met alors tout en œuvre pour s’évader.
Dans un contexte où la production cinématographique sur la guerre est moins abondante, et ayant privilégié essentiellement la réalisation de films sur une résistance «institutionnelle» ( La Traversée de Paris d’Autant-Lara, La Bataille du rail de René Clément), Bresson refuse avec Un condamné à mort s’est échappé les actions héroïques. Aucun coup d’éclat. Le cinéaste préfère une méditation sur l’esprit de résistance. Il accomplit son geste à partir de l’homme et des choses. Et cette rupture dans le fond appelle alors une rupture dans la forme.
A l’origine du film, un document inscrit dans l’Histoire : le texte de Devigny, un officier membre de la résistance sous l’occupation , condamné à mort par la gestapo en 1943. Sorti aux éditions Gallimard en 1956, ce texte paraît sous forme d’ extraits dans le Figaro littéraire des 20 et 27 novembre 1954, à l’initiative de Serge Groussard, l’un des chefs pendant la résistance. Bresson a conservé uniquement ce qui est en rapport avec la conception, la préparation et la réalisation de l’évasion. Il a voulu cette histoire « sans ornements»1, gardant « un ton frisant le documentaire pour conserver l’aspect du vrai, tout le temps »2. Mais même si le cœur du film est proprement l’évasion, la vie au fort Montluc sous l’occupation et par delà l’existence de la résistance sous-tendent l’action. Le carton du générique s’inscrit sur un plan fixe montrant les bâtiments du fort.Un autre lui succéde sur une plaque portant l’inscription «ici sous l’occupation allemande souffrirent 10000 hommes victimes des nazis , 7000 succombèrent». La voix intérieure du personnage qui commente l’action à la première personne maintient les faits à distance, faisant du spectateur davantage un témoin qu’un confident.
Pour autant, aucune reconstitution historique. Les décors sont des objets cadrés en gros plan et le visage de Fontaine (François Leterrier).
©Gaumont. Les Acacias distributeur
La prison est le cadre de l’histoire mais Bresson n’en donne qu’une vision fragmentée, les trois quarts du film se déroulent dans la cellule dont on ne voit jamais la totalité: quelques angles de la cour, les lavabos, un couloir, quelques crêtes de mur, des escaliers. La prison existe par les cadrages: cadrages serrés, arrières-plans estompés. Et l’existence de ce décor est avant tout sonore: la solitude et l’enfermement s’imposent par des sons qui prennent une résonance unique et par les silences. Bresson élimine tout cliché et crée par les moyens du cinéma seuls cette vérité: celle de l’homme confronté à l’emprisonnement, qui est un drame intérieur. Rien n’est dit ou montré, comme en témoigne par exemple la séquence où les brutalités subies par Fontaine sont un plan de manches de pelles contre un mur et, sur le plan sonore, des hurlements. Les miliciens et les geôliers ne sont jamais montrés de face: seuls Fontaine et les autres prisonniers ( Terry, Jost, Orsini et Blanchet) ont un visage d’homme. Dans tout le film, il s’agit pour le cinéaste de trouver la présence de l’esprit de résistance dans ce monde matériel. L’esthétique d’une composition par fragments, leur mise en relation par le montage et l’épure vident chaque plan de tout ce qui serait susceptible de gêner la saisie de ces rapports, aussi ténus soient ils, entre Fontaine et ces choses qui ont toutes un lien avec ce projet de résistance qu’est l’évasion. L’esprit de résistance tel que l’attestent le corps, les gestes : tresser des cordes, tordre des morceaux de métal pour en faire des crochets, gratter la colle qui fait tenir ensemble les planches de la porte d’une cellule, ces «liens qu’attendent les êtres et les choses pour vivre»3.
© Gaumont. Les Acacias distributeur
©Gaumont. Les Acacias distributeur
Lutter, c’est alors avant tout l’ action du personnage et ce sont ses mains qui l’accomplissent. Dès le premier plan du film, c’est d’ailleurs la main sur la portière de la voiture qui esquisse un geste qui pourrait être celui de la liberté. Bresson refuse toute dramaturgie par le titre car il nous invite à nous interroger sur les circonstances matérielles et sur les étapes de l’itinéraire spirituel qui amènent Fontaine à s’échapper. Tout est ramené à l’homme et à sa conscience. Prisonnier, battu, condamné, jamais Fontaine ne se résigne mais construit les conditions matérielles de sa liberté en rejetant intérieurement toute morale du renoncement. Lutter, c’est opposer au destin sa volonté. Et si l’action se réduit aux choses ( les objets) et aux gestes, elle donne à l’obstination de Fontaine non pas une dimension psychologique mais métaphysique.
Aussi Un condamné à mort s’est échappé dépasse le cadre d’un événement historique : ce que Bresson filme n’est pas la Résistance ou un résistant mais l’effet que l’esprit de résistance accomplit. Le vent souffle où il veut car par sa ténacité et sa volonté Fontaine s’évade et est sauvé. L’Histoire reste aux bords de l’image, laissée à la périphérie de l’action principale, et celle du film fait alors de cette évasion autant une libération qu’un salut. Là est la puissance du cinéma de Bresson et sa grandeur : filmer non la chose mais l’effet qu’elle produit. La Résistance, c’est d’abord des actes. Et des actes intimes, métaphysiques . Regarder ce film qui prend » le contrepied de toutes les formes de cinéma existantes »4, c’est aussi voir plus encore et regarder en soi.
- Robert Bresson, carton du générique du film.
- Robert Bresson, Cahiers du cinéma, octobre 1957.
- Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, 1975.
- François Truffaut, Arts, novembre 1956.
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