Après Double destinée (1946), dont nous avons parlé ICI il y a quelques jours, Roberto Gavaldón réalise une comédie historique intitulée Folies romaines, et, surtout, La Déesse agenouillée que l’on peut voir actuellement sur les écrans. La protagoniste féminine prénommée Raquel est incarnée par Maria Félix, l’une des icônes du cinéma mexicain. Le protagoniste masculin prénommé Esteban est incarné par Arturo de Córdova qui se rendra mondialement célèbre avec Él de Luis Bunuel (Tourments, 1953).
Le scénario est rédigé à plusieurs mains, parmi lesquelles celles du cinéaste et celles de l’écrivain et activiste politique de gauche José Revueltas (1914-1976). Il est l’adaptation d’un récit de l’écrivain hongrois Ladislas Fodor (1898-1978), qui a d’ailleurs travaillé comme scénariste, entre autres à Hollywood.
Le cœur thématique du film est le Désir, avec un D de toute grandeur. Cette force qui pousse, agite de l’intérieur un individu qui est attiré sexuellement par un autre individu. Il s’agit, ici, du charme irrésistible exercé sur Esteban, un industriel spécialisé dans la chimie, par Raquel, une fascinante créature, modèle et chanteuse à ses heures.
Raquel est le type même de la femme fatale. Silhouette longiligne mise en valeur par des robes cintrées et à larges épaules, portant parfois des motifs d’animaux. Regard perçant et longue chevelure de jais. Une Vénus qui, bien que brune, évoque à travers certaines scènes et images l’univers sternberghien.
Raquel réclame un amour absolu, hors du temps, celui qui fait que les destins des amants sont indéfectiblement liés, pour le meilleur et pour le pire. Elle refuse explicitement la « demi-mesure ».
Esteban est marié à Elena. On peut imaginer que la santé très fragile de cette jeune femme à la blondeur innocente provoque la pitié et oblige celui qui est lié à elle.
Esteban mène un combat douloureux qui le fait changer sans cesse d’avis. C’est ce qui donne du rythme au récit, mais le rend parfois un peu opaque, car les retournements de situation peuvent être brutaux, rester inexpliqués – ou n’être pas expliqués immédiatement. La temporalité n’est pas toujours cohérente. Le parcours du protagoniste est tortueux. Il renonce à plusieurs reprises à se lier à Raquel, et revient cependant à elle, directement ou par la bande.
Incroyable est par exemple le fait que, suite à une rupture volontaire avec son amante, et alors que sa femme Elena lui demande de choisir une sculpture pour le jardin de leur propriété, Esteban porte son dévolu sur une statue qui a été réalisée à l’image de Raquel. Une sacrée représentation du retour du refoulé !
Pour échapper à Raquel, Esteban est prêt à l’assassiner. Mais un plan de crime parfait qu’il élabore n’aboutit pas. L’ironie du sort, une figure qu’affectionne Roberto Gavaldón et qui pimentait déjà de sa terrible saveur Double destinée, réside dans le fait que le héros obtient le contraire de ce qu’il souhaite consciemment. C’est sa femme qui passe de vie à trépas.
La culpabilité que ressent manifestement le mari le poussera à se suicider au moment même où la Justice déclare qu’il n’est pas responsable de la mort d’Elena.
On aurait tort de croire que c’est uniquement par sens du devoir conjugal qu’Esteban recule devant Raquel, cherche à l’éliminer. Quelque chose nous paraît le lier profondément, souterrainement à Elena. Peut-être un Amour non spécifiquement charnel. Probablement aussi le Manque. Un manque qui travaille constamment le héros.
Quelle solution trouve celui-ci pour supporter sa première rupture avec son amante ? Comme déjà mentionné, il fait installer dans son jardin et celui de sa femme une statue magnifiant Raquel, objet de culte quasi fétichiste.
Que le voit-on faire lorsqu’Elena a disparu et qu’il est en passe de partir en voyage avec Raquel devenue sa nouvelle épouse ? Il se rend à son domicile et reste prostré devant une peinture représentant la défunte et trônant sur un mur du salon. Il demande à son domestique, qui a du mal à cacher ses larmes, de lui parler d’elle.
Esteban est comme obsédé par un être disparu. En ce sens, par certains aspects, La Déesse agenouillée peut faire penser à Vertigo d’Alfred Hitchcock (1958). D’autres critiques ont évoqué, de leur côté, Rebecca (1940).
En se suicidant, Esteban rejoint en quelque sorte Elena, échappe à la séductrice vénéneuse en la laissant vaincue, défaite… Seule face à sa statue la représentant nue et agenouillée. Une proposition d’interprétation que rend possible le caractère incertain de beaucoup d’événements émaillant le récit filmique et de moult comportements des principaux personnages.
Parmi les caractéristiques marquantes de ce mélodrame sombre, on retiendra l’extrême sensualité qui se dégage de la personne de Raquel. Ses lèvres et ses yeux expriment l’extase quasi sexuelle dans laquelle elle est plongée lors de plusieurs étreintes avec Esteban.
Dans un pays où le cinéma n’était pas alors régi par un code de censure au niveau de la production, La Déesse agenouillée a d’ailleurs fait scandale au moment de sa sortie. L’entourage de Maria Felix – son père, mais aussi son mari et célèbre chanteur Agustín Lara, ont désapprouvé son implication (*). Des institutions civiles ont attaqué avec virulence l’oeuvre pour atteinte aux bonnes mœurs.
Malgré cela, ou à cause de cela, le film remporta un grand succès au Mexique.
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*) Cf. Andrew Grant Wood, Agustín Lara – A Cultural Biography, Oxford University Press, New York, 2014, p. 146.
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