Proposé dans le cadre de la rétrospective intitulée Rossellini – Une vie de cinémas, La Machine à tuer les méchants est encore visible sur quelques écrans parisiens.
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Le tournage commence durant l’été 1948, et se déroule dans la Province de Salerne, en Campanie ; plus exactement sur la côte amalfitaine, dans les villes de Maiori, Atrani, Amalfi. C’est un lieu que le cinéaste connaît bien. Il y a séjourné à plusieurs reprises. Notamment pour mettre en scène Le Miracle, quelques mois auparavant. Mais aussi les premier et cinquième épisodes de Paisà (1945), censés se dérouler respectivement en Sicile et en Émilie-Romagne. Le travail, comme souvent avec Rossellini, est chaotique. Pour l’équipe, les périodes d’activité intense et de vacances forcées alternent. Le film est finalement abandonné en cours de route, le réalisateur se lançant dans l’aventure Stromboli. Ingrid Bergman y est évidemment pour beaucoup, elle qui va devenir sa muse, son modèle, sa compagne, au grand dam d’Anna Magnani. La Machine à tuer les méchants (La Machina ammazzacattivi) sera terminé quelques années plus tard, probablement en 1951, par des assistants du Maître, après que les Onze Fioretti de Saint François d’Assise a été tourné et distribué, et alors qu’Europe 51 est en cours de réalisation. Il sortira en Italie en mai 1952.
Avec l’aide de Rossellini, quatre personnes ont participé à l’écriture du scénario : Sergio Amidei, Giancarlo Vigorelli, Franco Brusati, Liana Ferri. Mais l’idée originale vient d’Eduardo De Filippo (1900-1984), d’origine napolitaine, qui a travaillé comme metteur en scène et acteur dans les domaines du théâtre et du cinéma, et du Romain Fabrizio Sarazani (1905-1987), écrivain dramaturge, journaliste, qui fut un grand ami de Totò… Des noms importants, des références, quand on veut préciser ou rappeler que l’influence de la Commedia dell’Arte a été explicitement revendiquée par le réalisateur à propos La Machine à tuer les méchants, et qu’elle est clairement perceptible.
Dans le prologue et l’épilogue, une voix off qui pourrait être celle du Grand Imagier (1) s’adresse au spectateur, évoque la représentation à laquelle celui-ci va assister – ou a assisté -, parle des personnages – les présentant sous forme de types -, délivre le message conclusif du film, la morale de l’histoire. Au début, sa main plante le décor de carton-pâte qui va se transformer en décor réel, et, telle celle d’un Magicien, anime l’image qui, de quasi photographique, devient cinématographique.
Est assez surprenante et heureuse la manière dont l’artifice – revendiqué et constitué – est lié au naturel et à la réalité que la caméra cherche à capter, et réussit à saisir parfois comme sur le vif. Dans l’organisation de la mise en scène, dans le filmage, on sent la touche néo-réaliste rossellinienne, celle d’un Paisà (1945), d’un Stromboli (1949)… Des décors réels, des événements filmés dans des conditions qui sont quasiment celles de la réalisation d’un documentaire, des personnages incarnés par des acteurs non professionnels…
Dans un village de l’Italie profonde, le photographe Celestino voit son appareil miraculeusement doté d’un pouvoir mortifère grâce à un Saint, Andrea, dont il croise le chemin (2). Constatant avec horreur la méchanceté, l’hypocrisie de nombre de ses concitoyens – qu’ils soient riches ou pauvres (3) -, il décide de rendre lui-même la justice, de manière radicale. Celestino n’arrête pas de courir à travers le village pour agir et constater les effets de ses actions vindicatives. Il est un des personnages qui donnent au film sa dimension de running gag – comique de répétition. Celestino prendra finalement conscience de ses excès – avec l’aide du médecin local, celui qui prend soin des autres – et retrouvera la voie de la Raison, de la mesure et de la tolérance.
C’est en fait un pauvre diable qui a trompé Celestino en se faisant passer pour un apôtre (4).
On l’aura compris, le propos de Rossellini ne consiste pas seulement en une satire de l’Italie dans son ensemble (5), une société qui n’en aurait pas fini avec le fascisme, il est aussi métafimique. Il concerne le cinéma et l’usage – ou le mésusage – qui peut en être fait. Le cinéaste demande à ce que ne soit pas fixé, figé sur la pellicule ce que l’on croit être la vérité, car la vérité est mouvante et complexe, ou de ne pas croire que ce qui y est impressionné est la vérité ; il appelle à ne pas en rester aux apparences – l’objectivité ciné-photographique.
L’auteur, dans son élan réflexif, en profite pour créer avec ironie une situation amusante en référence au débarquement allié et à la représentation qu’il en avait lui-même faite en 1945. Une famille d’Américains visite le village où se déroule l’action et cherche à y faire affaire. À travers l’oeil de Rossellini, on a l’impression d’assister à un nouveau débarquement, une seconde occupation (6). Le père est incarné par William Tubbs (7) qui campait l’aumônier catholique Bill Martin dans le cinquième épisode de Paisà.
Même si Rossellini le présentait en 1948 comme son film le plus original, force est de constater que La Machine à tuer les méchants est un œuvre mineure, quelque peu superficielle et bâclée. Elle rappelle cependant que l’auteur de Dov’è la libertà (1952) avait plusieurs cordes à son arc, l’une d’elles, plutôt méconnue, étant l’arlequinade – pour reprendre un terme utilisé par Hypolite Taine dans son Voyage en Italie (1866) -, et elle met en avant quelques traits fondamentaux de sa morale personnelle.
Pour cela, elle mérite d’être vue.
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Notes :
1) Concept – ne concernant pas particulièrement Rossellini – proposé en 1964 par l’écrivain Albert Laffay, dans son ouvrage intitulé Logique du cinéma.
2) La Cathédrale d’Amalfi porte le nom de ce Saint.
3) Ce regard acerbe porté contre les exploités a été reproché à Rossellini. Cf. notamment, et à ce propos : Peter Brunette, Roberto Rossellini, Oxford University Press, New York, 1987, p.106
4) Au niveau onomastique, le prénom de Celestino renvoie à l’ingénuité.
5) Sauf erreur de notre part, c’est un tableau représentant Giuseppe Garibaldi qui est accroché à un mur d’un bureau de la mairie du village où se déroule l’action.
6) Dans Paisà, les Alliés ne sont pas uniquement représentés comme des libérateurs qui vont permettre la Victoire en avril 1945, mais aussi comme de nouveaux occupants – les Italiens du film ne faisant pas toujours de différence entre eux et les Allemands qui ont envahi la Péninsule à l’automne 1943.
7) William Tubbs est un acteur américain qui a fait carrière en Europe et a tourné de nombreux films en Italie. Il apparaît dans Europe 51 de Rossellini, mais aussi, aux côtés de Totò, dans la comédie de Mario Monicelli et Steno : Gendarmes et voleurs (1951).
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