Roger Corman – « The Intruder » (1962).

La sortie de « The intruder » permet de redécouvrir un film maudit mais important du cinéma américain d’après-guerre et d’apporter un éclairage nouveau sur la carrière foisonnante d’une de ses figures essentielles : Roger Corman.

Lorsque Roger Corman décide d’adapter le roman de Charles Beaumont paru en 1959, « The Intruder », tout va bien pour lui. Son cycle Poe, pour lequel il s’est donné certains moyens dont le Technicolor, bat son plein dans les salles de cinéma et les drive-in. L’activité au sein de l’AIP est florissante et l’entreprise cormanienne ne connait pas la crise. Nous assistons à la naissance d’un petit maître, futur King of the B’s. Coincé entre L’enterré vivant (The premature burial, également adapté par Charles Beaumont d’après E.A Poe) et L’empire de la terreur (Tales of terror), The Intruder étonne et détone. C’est d’emblée une œuvre qui sonne « à part », qui tourne le dos au luxueux Technicolor, abandonne les ambiances fantastiques au profit d’un certain réalisme social. The Intruder délaisse donc les fantômes pour ausculter son contemporain : l’américain moyen. Un choix pas si inhabituel pour un réalisateur qui aime explorer les groupes sociaux de son époque, du gang de bikers à la délinquance juvénile, en passant par l’émergence du Rock’n Roll et les premiers émois étudiants… L’AIP (American International Pictures), la société de Samuel Arkoff et James H. Nicholson qui accompagne Roger Corman depuis ses débuts, est étonnamment absente du projet.

© Carlotta Films, 2018

Quand le roman The Intruder est publié en 1959, Charles Beaumont a déjà collaboré avec Roger Corman qui apprécie son talent de nouvelliste. Roger Corman aime les nouvellistes qui savent mener efficacement un récit, sans fioriture mais avec un certain sens de « l’essentiel » : un « resserrage » bienvenu dans la monde de la série B, au diapason de son économie et du format court que lui imposent les double-programmes des drive-in. Roger Corman est très impressionné par ce premier roman qui dépeint le quotidien d’une petite ville tranquille du sud bousculée par les premières lois anti-ségrégationnistes. Caxton Missouri : un jour de soleil de plomb, un « intrus », Adam Cramer, beau jeune homme affable et séduisant, débarque en ville et mobilise la population locale à grand renfort de discours démagogues contre la mixité de l’Université locale.
Le sujet est d’une actualité brûlante. Depuis le milieu des années 50, la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People, créée en 1909) mène sans relâche un combat contre la ségrégation des populations afro-américaines. Un combat qui a pris une dimension nationale depuis le boycott des bus de Montgomery suite à l’arrestation de Rosa Parks en décembre 1955 et les évènements de Little Rock de 1957 dont le livre semble directement s’inspirer : la lutte entre le gouvernement fédéral et l’état américain à travers l’intégration à l’Université locale des neuf de Little Rock. Si, en septembre 1958, la Cour suprême ordonne l’intégration immédiate des étudiants noirs dans les écoles, certaines autorités locales préfèrent encore fermer les établissements scolaires plutôt que d’obtempérer. Lorsque Roger Corman décide d’adapter The Intruder, rien ne semble encore facile pour favoriser l’intégration. Certaines mentalités, notamment au Sud, ont la peau dure. Ce n’est qu’en juillet 1964 que sera signé le Civil Rights Act par Lyndon B. Johnson qui déclarera alors illégale la discrimination reposant sur la race, la couleur, la religion, le sexe ou l’origine nationale. Les lois Jim Crow des États du Sud sont abolies et la ségrégation raciale disparaît lentement des écoles. Un an avant, Martin Luther King prononçait son célèbre discours à Washington dont le « rêve » sera assassiné 4 ans plus tard…

Malgré l’accueil favorable du roman par la critique littéraire, personne n’ose alors produire cette adaptation. Après une fin de non-recevoir par l’AIP, Roger Corman décide d’engager la société de production The Filmgroup qu’il a fondé avec son frère Gene Corman. C’est le premier projet ambitieux pour cette microscopique société qui produit un cinéma low cost avant tout destiné aux adolescents. A priori très attachés à ce projet « sérieux », les deux frères n’hésitent pas à hypothéquer leurs maisons pour financer le film et son adaptation par Charles Beaumont lui-même.
The Intruder c’est, en premier lieu, le souci d’un récit efficace et intelligent. Charles Beaumont supprime quelques digressions du roman, notamment l’enquête sur les passé de l’intrus Adam Cramer et de Vi Griffin. Le récit est ainsi resserré sur un territoire – Caxton, petite ville du sud imaginaire – et une temporalité – une semaine, tout au plus, d’activisme politique qui s’ouvre avec l’arrivée d’Adam Cramer et se clôt sur son départ. Nourri de son passé de nouvelliste et d’écriture de séries télévisées, le talent de Charles Beaumont pour caractériser rapidement les personnages et poser les enjeux narratifs font de The Intruder un modèle d’écriture de série B qui sait distiller l’essentiel de son propos avec intelligence et efficacité en moins de 80 minutes. Un talent que Charles Beaumont confirmera la même année avec l’excellent Night of the eagle (Brûle, sorcière, Brûle ! de Sidney Hayers) puis avec son irréprochable adaptation du Masque de la mort rouge pour Roger Corman en 1964. Cette sécheresse du récit – qui fait aussi le bonheur d’un réalisateur nanti d’un maigre budget – participe à la sensation d’urgence d’une œuvre incisive et directe:  The Intruder est une œuvre « sous pression », qui n’a pas le luxe ni du temps ni de l’argent et dont la mise en scène, économe mais juste, de Roger Corman est au diapason de cette impression.

© Carlotta Films, 2018

Lorsque Roger Corman envisage la réalisation de The Intruder, il cherche une petite ville tranquille du sud pour s’installer avec son équipe. Il jette son dévolu sur Charleston, petite ville tranquille du Missouri. Un état historiquement conservateur, au sud des États-Unis… Mais pas trop.
Se pensant à l’abri, Roger Corman commence son tournage. Très vite, des tensions s’installent entre l’équipe, la population et les autorités locales. L’équipe est traquée par la police fédérale qui veut empêcher la réalisation d’une œuvre progressiste, la population pose des questions… parfois gênantes. Le tournage de The Intruder se fera donc sous le manteau et sous l’égide du Shoot & Run : tourner les scènes au plus vite et s’enfuir avant la menace. Si The Intruder est une œuvre « sous pression », son tournage est « sous haute surveillance ». Filmer devient un acte politique – voir subversif – qui interagit fortement avec le réel. Cette situation explique notamment le replis du film dans des espaces intérieurs et la réalisation de plusieurs travellings dissimulés à partir du véhicule d’Adam Cramer – notamment sa première visite du quartier noir. La population locale elle-même se perd dans les méandres de la fiction : le fameux discours d’Adam Cramer face à la foule déchaînée ne souffre pas du manque de figurants. En effet, elle s’agglutine spontanément au pied de l’Université pour de très mauvaises raisons : elle croit en Adam Cramer et sa ferveur ira jusqu’à inquiéter William Shatner, intronisé malgré lui porte-parole d’une idéologie nauséabonde. On imagine facilement l’ambiance malaisante qui a pu s’installer pendant le tournage d’une fausse procession du Klux-Klux-Klan : séquence tournée en catimini le dernier jour, l’équipe se précipite après la dernière prise dans leurs véhicules pour conduire d’une traite jusqu’à Saint Louis et oublier rapidement cette fiction devenue une réalité un peu trop prégnante.
Cette situation de crise génère une forme esthétique qui se prive de ciel mais se joue des plafonds, se réfugie dans les espaces intérieurs, privilégie la proximité avec les personnages – très peu de plans d’ensemble – et ignore le travelling sauf pour quelques moments « clés » – justement réalisés ailleurs, comme la procession noire, à Sikeston, toujours dans le Missouri. Rien de mieux pour traduire l’effet de suffocation qui imprègne l’œuvre originale : un soleil de plomb pour les blanc, un ghetto étriqué pour les noirs.

Si le réel sert sa fiction, si Charles Beaumont prend plaisir à incarner son propre livre à travers le personnage du proviseur, The Intruder est aussi un parfait film d’auteur qui sait mettre à profit tous les outils langagiers du cinéma pour sublimer son propos. En premier lieu, le choix du noir et blanc apporte une certaine véracité à un récit qui tutoie le photo-journalisme. Un sens aiguisé du cadre permet à Roger Corman de savamment tisser des liens entre les personnages et de profiter pleinement des espaces. Le cadre, chez Roger Corman, est un « media » au sens étymologique : un « lien » qui fait et défait les relations entre personnages, fédère ou disloque les énergies individuelles ou collectives. De façon très simple, c’est la logique du champs et du hors-champs associée à celle du champs/contre-champs qui permet de construire des liens souterrains entre personnages – voir la rencontre entre Adam Cramer et Vi Griffin dont le mari est discrètement évacué par le cadre – ou de les isoler – la confrontation entre Adam Cramer et Sam Griffin. Roger Corman sait jouer du cadre et des arrières-plans, notamment les motifs de papiers peints qui apparaissent parfois étrangement vides et épurés ou, au contraire, chargés et étouffants. La démonstration est simple et modeste mais terriblement juste. Sa caméra sait abandonner la solennité des moments historiques – au sens d’Histoire Nationale – comme la procession noire qui donne lieu à un beau travelling magnifié par la composition d’Herman Stein, pour entretenir une proximité avec les personnages jusqu’à de très beaux mouvements immersifs comme pour mieux plonger « au cœur de l’évènement » – le photo-journalisme une fois de plus. Naviguant entre histoire nationale et individuelle, articulant mise en scène de l’intime et spectaculaire, The Intruder est une œuvre sur la corde raide mais remarquablement équilibrée.

© Carlotta Films, 2018

The intruder, film « rare et singulier » est une œuvre difficile à replacer dans la filmographie foisonnante et irrégulière de Roger Corman, réalisateur compulsif aux motivations souvent complexes. Pourtant, celui qui se dit « être l’homme qui a produit cent films sans perdre un centime » a réalisé là l’une de ses œuvres maitresses car elle dénoue et éclaire un projet artistique en permanence parasité par des contingences économiques qui cèdent souvent face à l’opportunisme – la mode du « sujet » – … et à la défiscalisation.
Pour saisir pleinement la portée de The Intruder et de la filmographie cormanienne, il faudra aller « au-delà » du sujet.
On remarque assez rapidement la volonté du réalisateur de ne pas être dans le jugement, d’éviter l’écueil d’un regard moral qui accompagne souvent ce genre de récits. Si le film n’évite pas quelques patibulaires et caricaturales figures de rednecks, la peinture de la population apparaît plutôt nuancée. Sans chercher à excuser son racisme quotidien, la foule est une entité désemparée face à une transformation sociale trop rapide pour elle et confrontée à une histoire qui l’a forgée dans la haine du « nègre » plus ou moins malgré elle. Au-delà du politique, The Intruder est surtout l’occasion pour Roger Corman de se livrer à son exercice préféré : profiter d’une situation de crise pour explorer la psyché humaine, notamment celle de la génération dite « silencieuse » des fifties. Au croisement de la psychanalyse et des études sociologiques de David Riesman – notamment « La foule solitaire » qui étudie « l’exoconstruction » de l’américain à travers ses relation aux groupes sociaux -, Roger Corman a toujours dissimulé sa critique sociale et son exploration du genre humain sous les oripeaux fallacieux du genre et du sujet « à la mode ». De The day the world ended (1955) – étude d’un groupe isolé par les radiations d’un drame atomique – à Mitraillette Kelly (1958) – qui serait plus l’étude d’un névrosé que d’un gangster – aux œuvres d’Edgar Allan Poe – auteur psychanalytique par excellence depuis l’étude de Marie Bonaparte –, c’est bien les soubresauts intérieurs de l’humain qui semble l’intéresser. Il fera même du docteur James Xavier (Ray Milland) le porteur d’une terrible malédiction : il sera celui qui voit au-delà des apparences, Œdipe moderne au prise avec la psyché révélée de ses contemporains dans L’horrible cas du docteur X (1963). Le sujet de la ségrégation dissimule donc un projet plus ample qui irrigue toute la filmographie de son auteur. Il faut alors observer avec plus de rigueur les motivations propres aux personnages « haineux » du film.

© Carlotta Films, 2018

Qu’est donc Caxton, cette petite ville si tranquille de l’Amérique ? Un ville typique des années 50, une Levvitown aux pavillons alignés et aux rues perpendiculaires, qui croule sous la blancheur immaculée de ses cuisines modernes et la tonte irréprochable d’un gazon trop vert pour être vrai, qui suinte l’ennui d’un désengagement citoyen parfaitement orchestré par la télévision, qui conforme l’américain moyen dans la consommation des nouvelles technologies mobilières. L’économie de moyens des production Corman construisent alors des espaces intérieurs épurés et vidés, espaces mentaux qui résonnent idéalement avec la détresse d’une population abêtie qui se morfond dans l’ennui – tel que l’appartement de la famille McDaniel. Le manque de contraste d’une image définitivement terne – trop peu de moyens pour l’éclairage –, l’hégémonie des teintes grises : autant de moyens d’exprimer l’inanité d’une décennie sans personnalité. Ce qui motive Roger Corman n’est donc pas de faire œuvre de témoignage historique : c’est d’utiliser ces évènements pour observer les névroses et les psychoses d’une génération. La déségrégation sublime leur expression à travers des motivations souvent d’ordre sexuelle – cette attirance incontrôlée de Vi Griffin pour Adam Cramer, homme séduisant et sulfureux – ou métaphysique – l’ennui et la malaise des sociétés dites « modernes ». La déségrégation est un excitant et Adam Cramer devient le catalyseur de libidos inassouvies et le producteur d’un mauvais spectacle « tout feu tout flamme » qui galvanise une foule trop longtemps endormie sous la torpeur estivale. C’est finalement là que se situe le vrai combat de The Intruder : Adam Cramer est un « col blanc » – cette nouvelle classe américaine dévouée aux services à la population –, fin stratège dont l’arme est la malignité. Mais il ignore qu’en face de lui se dresse quelque chose que lui-même a enfouit : la pulsion. Si Adam Cramer est un idéologue, la foule veut avant tout se décharger.

Entomologiste de cette « génération silencieuse », Roger Corman préfigure la « Nouvelle gauche » qui fondera les idéologies des sixties. Ce n’est pas une surprise de la part d’un réalisateur qui a commencé sous l’égide d’André de Toth, autre grand réalisateur progressiste – Il co-signera, sans être au générique, le scénario du splendide The Gunfighter, western très critique réalisé par Henry King. Valorisation de la presse indépendante, humanisme et sens civique, réflexion sur l’ordre et la loi : The Intruder arrive en 1959, à point-nommé pour clôturer cette première exploration et en initier une nouvelle : celle des années 60 et de la contre-culture. Roger Corman, lui, semble déjà prêt pour cette révolution.

The intruder. Roger Corman (1962, US). 84 minutes.
Avec William Shatner, Frank Maxwell, Beverly Lunsford
Scénario de Charles Beaumont d’après son roman.
Production de Gene & Roger Corman.
Montage de Ronald Sinclair
Musique d’Herman Stein

En complément :
L’intrus (The Intruder)
de Charles Beaumont. Éditions Belfond, collection Noir/vintage, 2018. Une réédition parfaitement préfacée par Roger Corman lui-même.
Comment j’ai fait 100 films sans jamais perdre un centime. Biographie de Roger Corman avec Jim Jérome. Éditions Capricci, 2018.

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A propos de Benjamin Cocquenet

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