Román Viñoly Barreto – « Le Vampire noir » (1953) / Rétrospective 3 films noirs argentins

Parmi les trois films noirs argentins des années 50 qui sont proposés actuellement en salles, il y a deux œuvres signées Román Viñoly Barreto : Que la bête meurt (1952) et Le Vampire noir (1953) (1).

Le Vampire noir est une adaptation – une sorte de remake – de M. Le Maudit de Fritz Lang (1931). Elle suit de peu celle de l’Américain Joseph Losey : M, 1951. Losey restait proche de la trame établie par Lang et Thea Von Harbou. Le réalisateur argentin Barreto et son co-scénariste Alberto Etchebehere prennent plus de libertés. Dans le générique, ne sont pas mentionnés les noms de la scénariste et du réalisateur allemands. Il est fait référence à une ancienne « affaire de police » qui eut lieu en Europe. On sait que M. le Maudit est inspiré d’un fait criminel qui a défrayé la chronique allemande entre les années 1910 et 1930, et qui a concerné un tueur en série – tueur d’enfants et d’adultes -, Peter Kürten. Kürten fut justement surnommé le « Vampire de Düsseldorf ».

Des éléments de forme et de contenu propres à M. le Maudit sont bien sûr repris dans Le Vampire noir. Parmi eux, le leitmotiv sifflé tiré de Dans l’antre du roi de la montagne d’Edvard Grieg et le personnage de l’aveugle qui repère le criminel grâce à la mélodie qu’il a entendue et entend. On peut considérer certains éléments comme des clins d’oeil. Ainsi, un des membres de la police est appelé Lange. Il y a, par ailleurs, une image qui nous a intrigué. On ne sait pas exactement où le drame a lieu, dans quelle ville, mais le film est argentin, rien ne laisse penser qu’il puisse se passer ailleurs qu’en ce pays d’Amérique du Sud. L’image dont nous parlons est le plan, rapide, d’une fiche de police concernant une danseuse de cabaret qui a vu le meurtrier, Amalia alias Rita. Les informations sont en allemand ! Nous voyons personnellement ici une allusion ludique au film original – mais peut-être y a-t-il une autre raison.

Le réalisateur et son acteur principal, Nathán Pinzón, réussissent à donner une vraie épaisseur, une humanité touchante au personnage du tueur d’enfants Teodoro Ulber. Ulber est un homme triste, qui pleure, qui souffre. Depuis l’enfance, il est victime d’un traumatisme venant de moqueries, de rejets, de brimades dont il a été la victime. Il affirme ne pouvoir s’empêcher de violenter des petites filles, ce qui a un lien avec l’échec de ses relations avec les femmes adultes (2).

Le procureur qui enquête sur le « vampire » est un individu qui travaille pour la Justice et la protection de ceux qui sont exposés. Mais il est aussi montré comme un homme hypocrite et impitoyable : il est prêt à tromper son épouse en utilisant des arguments menaçants pour obtenir les faveurs de la femme qu’il convoite, Amalia alias Rita (3) et il demande la peine de mort pour Ulber, et non pas son internement dans un asile d’aliénés – qui pourrait peut-être le soigner.
Il y a une critique de la Justice argentine, et plus globalement humaine, dans le film de Barreto. La première image et la dernière la visualisent symboliquement. On voit un homme habillé de noir – très probablement Ulber – gravir les marches d’un bâtiment qui pourrait être un Palais de Justice. Et il tombe en arrière…
Par ailleurs, à la toute fin, on peut lire cet extrait des Psaumes (34-35) : « Lève-toi, Seigneur, entends ma cause, et juge-moi selon ta justice, car Toi seul connais le mal qui provoque ma faute ».

Parallèlement à cette critique de la Justice, Barreto attaque aussi l’organisation sociale et économique de son pays – et il vise assurément plus large. L’aveugle et les membres de la population qui participent à la traque et à l’arrestation d’Ulber sont des démunis, des gueux qui vivent partiellement dans les égouts de la ville dans lesquels le criminel jette certaines de ses victimes et par lesquels il fuit parfois. Ce sont des bas-fonds boueux et certains de ces hommes y cherchent des objets perdus pour les revendre : « Je fouille l’ordure pour survivre », dit l’un d’eux. On sent fortement, à travers la topographie filmique et l’organisation du récit, l’immense écart existant entre les couches sociales. On pourrait aussi prendre en compte la situation d’Amalia alias Rita, une femme qui vit seule avec sa petite fille – laquelle sera menacée par le « vampire » -, et qui, pour survivre, est contrainte d’être chanteuse dans un cabaret malfamé, dirigé par un escroc notable, mais qui essaie et arrive à garder ce qu’elle considère être sa dignité en se refusant aux hommes qui tentent de s’attirer ses faveurs comme si elle était une simple catin.

Pour terminer, nous voudrions mentionner un plan et des éléments de décor qui nous ont particulièrement intrigué. Ulber vit chez une logeuse. Une partie de sa chambre est concrètement composée sur le modèle du tableau La Chambre de Van Gogh à Arles (1888). Au-dessus de la tête du lit se trouve ledit tableau. Cet espace est aménagé et visualisé de sorte à être le miroir du protagoniste. La solitude, la folie d’Ulber sont probablement ainsi évoquées, représentées.

1) Nous avons déjà parlé du troisième, Un meurtre pour rien d’Alfredo Ayala (1956), ICI.
2) Nous tentons là de dresser un tableau, un historique de la pathologie du protagoniste à partir d’informations fragmentaires qui sont évoquées ou montrées.
3) On notera quand même que Barreto montre la situation conjugale difficile et frustrante du procureur, ce qui peut, sinon excuser, du moins expliquer son comportement.


 

 

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