Que la bête meure fait partie des trois films noirs argentins des années cinquante qui ont été réédités récemment, et qui sont toujours en salles (notamment à Paris). Les deux autres étant Le Vampire noir dont nous avons parlé ICI et Un meurtre pour rien dont nous avons parlé ICI.
Que la bête meure, sorti en 1952, est réalisé par Román Viñoly Barreto. Barreto adapte, avec l’aide de l’acteur Narciso Ibáñez Menta, le roman homonyme du Britannique Nicholas Blake (1938). À noter que Claude Chabrol fera lui aussi une adaptation du roman, en 1969.
Un auteur de romans policiers, Frank Carter, qui utilise le pseudonyme de Felix Lane, veut venger la mort de son fils Martie tué par un automobiliste qui s’est enfui. Lane est incarné par Narciso Ibáñez Menta qui a donc travaillé à l’adaptation, au scénario du film. L’enquête qu’il mène lui permet de retrouver le chauffard meurtrier. Celui-ci, Jorge Rattery, est un homme riche, violent, sans humanité, sans scrupules. Il trompe allègrement sa femme, la tyrannise elle et le fils de celle-ci, Ronnie. Rattery est la bête.
La bête est empoisonnée. Lane est soupçonné quand son journal intime est découvert. Il y a consigné ses intentions : éliminer l’homme qui a tué son fils. Il y raconte par ailleurs le chemin qu’il a parcouru pour retrouver le coupable ; la rencontre, notamment avec une actrice de cinéma nommée Linda Lawson, belle-soeur de Rattery, et qui était dans la voiture au moment où celui-ci a percuté le petit Martie.
L’affaire est plus compliquée qu’elle n’y paraît, car, de par son comportement, Ronnie est lui-même soupçonné de l’empoisonnement de son beau-père.
Nicholas Blake construit le récit en respectant, non pas complètement, mais à peu près l’ordre chronologique des événements évoqués. Cela dit, la forme de ce récit est assez originale. Nous sommes d’emblée plongés, et pour un certain temps, dans le journal que tient le protagoniste Frank Cairnes. Il y raconte son projet de vengeance et la raison pour laquelle il le conçoit : la mort de son fils Martin alias Martie. Puis les développements de l’enquête qu’il mène, sa rencontre avec l’actrice Lena Lawson puis avec George Rattery.
Le narrateur du journal intime est autodiégétique. Il parle à la première personne de ce qui le concerne personnellement. Et, en une figure métaleptique, il s’adresse explicitement à un lecteur, au lecteur.
Nicholas Blake joue avec ce que pourrait représenter le « journal », ce qu’il représente pour lui, l’auteur du roman, extra-diégétique, et ce qu’il représente pour son auteur intra-diégétique. Ce qui y est écrit est présenté par Felix Lane comme une confession, notamment parce qu’il se sent coupable de la mort de son fils et parce qu’il se voit déjà coupable du meurtre de l’assassin réel de celui-ci. Une confession qui a une fonction à la fois explicative, justificatrice, cathartique… Qui ne s’adresse en quelque sorte qu’à lui-même ou à l’autre qu’il y a en lui-même : « (…) ces lignes ne seront jamais publiées ».
Mais l’auteur intra-diégétique cherche aussi, en même temps, l’empathie en évoquant un lecteur, parfois qualifié d’« ami ». Celui-ci n’est pratiquement jamais pensé comme pouvant être ou devenir réel : il est question d’un « hypothétique lecteur », d’un « lecteur imaginaire ». Et pourtant, il est bien désigné comme lecteur.
Et qui plus est comme un récepteur potentiellement susceptible de recevoir la confession : « Vous, mon lecteur imaginaire, mon semblable, mon frère, vous serez mon confesseur ». Pour que l’aveu ait un sens, il faut bien passer par un tiers, fût-il fictif.
Le suspense que crée spécifiquement le film vient, entre autres, de l’anachronie narrative créée par Barreto. Le récit permet d’abord de faire connaissance avec la famille et l’entourage de Rattery qui sont réunis dans l’opulente demeure de celui-ci, de sentir les fortes tensions qui règnent en ce cercle faussement distingué. Puis de voir la mort du propriétaire des lieux, d’assister au lancement de l’enquête : un inspecteur de police, l’avocat de l’écrivain entrent en scène.
C’est alors qu’une analepse filmique permet de revenir filmiquement sur les événements qui ont mené Felix Lane chez Jorge Rattery : la mort du fils Martie, l’enquête menée par son père, la rencontre avec l’actrice Linda Lawson et Jorge Rattery… Le récit filmique se poursuivra au-delà de ce qui a été montré au début, avant le flash-back…
Il est difficile de comprendre qui a réellement empoisonné Jorge Rattery. Toujours est-il que Felix Lane expliquera dans son journal que c’est lui qui l’a fait. Il endosse la responsabilité. Ayant l’habitude de naviguer en bateau, il décidera de disparaître en mer.
On peut lire cette décision comme une manière d’éviter que Ronnie puisse être inquiété par la police, et un moyen de sauver son fils Martie qu’il entrevoit probablement à travers la figure de ce jeune garçon.
La dernière image de Que la bête meure est celle d’une croix qui se dessine sur la plage qu’a quittée Felix Lane et sur laquelle ont échoué des épaves de bateaux…
Il y a une dimension religieuse dans le cinéma de Barreto, ou dans une partie de son cinéma – nous le découvrons à travers cette mini-rétrospective. Le film s’ouvre et se clos par des mots tirés de L’Ecclésiaste III-19, alors que Le Vampire noir fait référence, lui, à un extrait des Psaumes.
Dans le présent film, on peut lire : « La bête doit mourir. Et l’homme doit mourir aussi. Oui les deux doivent mourir ».
Dans le texte biblique d’origine, on peut lire – plus largement : « J’ai dit en mon coeur, au sujet des fils de l’homme, que Dieu les éprouverait, et qu’eux-mêmes verraient qu’ils ne sont que des bêtes. Car le sort des fils de l’homme et celui de la bête sont pour eux un même sort; comme meurt l’un, ainsi meurt l’autre, ils ont tous un même souffle, et la supériorité de l’homme sur la bête est nulle; car tout est vanité. Tout va dans un même lieu; tout a été fait de la poussière, et tout retourne à la poussière… »
Une manière, peut-être, de prendre du recul, de rappeler le destin de tout être vivant, quel que fût son comportement – notamment du point de vue moral. Et peut-être aussi de montrer qu’il y a de l’homme dans la bête, et de la bête dans l’homme.
Précisons quand même qu’une partie de cette citation de L’Ecclésiaste se trouvait déjà à la toute fin du roman de Nicholas Blake.
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