Sam Peckinpah – « Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia »


Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia est une œuvre à la croisée des chemins pour Sam Peckinpah. Au sortir de ce qui est peut-être son chef-d’œuvre (mutilé à l’époque), Pat Garrett et Billy the Kid, le réalisateur poursuit ici une veine plus minimaliste et personnelle, dans la lignée de Cable Hogue et Junior Bonner, mais en beaucoup plus dépressif. C’est le début d’une fin de carrière chaotique et difficile.

Attention, révélations nombreuses sur l’intrigue.

 

Dépourvu du romantisme crépusculaire que ses premiers films pouvaient avoir vis-à-vis du Western, et sans l’exceptionnel chef-opérateur Lucien Ballard (une absence qui d’emblée se ressent), Peckinpah s’enfonce autant dans sa crise personnelle (insuccès, alcool, bientôt drogue) que ses films en deviennent de plus en plus radicaux. Aujourd’hui Alfredo Garcia fait figure dans l’imaginaire cinéphile d’une sorte de petit film indépendant, du moins loin de ses grosses productions, où le cinéaste a réussit à projeter la quintessence de son cinéma. Mais à bien ressentir les choses, ce serait plutôt la quintessence de son désespoir. Comme dans Un nommé Cable Hogue, on a le sentiment d’un metteur en scène beaucoup plus détaché de la notion de film de studio et de la commande à livrer : mais sur un mode plus en négatif, l’errance a succédé à la ballade.

Le cinéaste retrouve Warren Oates, second rôle récurrent chez lui depuis Coups de feu dans la Sierra, auquel il offre cette fois d’être la figure centrale de son long métrage, dans un rôle dont la proximité physique a souvent été interprétée comme représentative en partie du cinéaste lui même. Warren Oates, en ces années 70, passe plus au premier plan que lors de la décennie précédente et devient même l’acteur fétiche de Monte Hellman, figure phare du cinéma indépendant et expérimental, personnalité qui rôde aussi dans les hangars des productions Roger Corman. L’aspect série B d’Alfredo Garcia est donc d’autant plus pregnante.

Il est tentant de vouloir jeter des ponts, en particulier de chercher une influence ou un rapport de l’un à l’autre, chez ces deux cinéastes. En particulier parce que Cockfighter, réalisé la même année qu’Alfredo Garcia, possède de nombreux renvois thématiques ou stylistiques… Presque le même univers rural et le même egard porté sur la société et un rêve américain rustique ancré dans la terre, souvent aux frontières du nihilisme. De fait Hellman n’est pas ignorant de Peckinpah à l’époque: outre le fait de partager la même vedette la même année, le réalisateur de L’ouragan de la Vengeance deviendra ensuite monteur de Peckinpah sur son film suivant, Tireur d’Elite. Cependant, si Oates était mutique dans le film de Hellman, ici son personnage ne fonctionne qu’en logorrhées, jusqu’à se parler tout seul dans toute la seconde partie.
Le fonctionnement d‘Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia est terrifiant, car on sent en permanence qu’il va à rebours des êtres humains qui s’animent en son sein :  aucune croyance et aucun espoir n’y sont possibles. La réussite du metteur en scène à ce niveau est de ne pas adopter un regard surplombant, qui observerait la chute de ses personnages. Il les accompagne dans la boue, et c’est sans doute aussi l’un des effets produits par ces ralentis souvent décriés : ils empêchent pour le spectateur toutes tentative d’élévation ou de distance, il doit lui aussi s’enfoncer dans les sables mouvants et ne peut s’échapper.
Le Mexique du film est d’ailleurs véritablement représentatif de l’aspect « terreux » de ce long métrage, qui ne cherche aucune dimension métaphysique dans son odyssée. Comme pour Les Chiens de Paille et La Horde Sauvage, tout est orienté vers des actes de sauvageries « au finish » qui paraissent comme en suspension, en attente… l’introduction exceptionnelle résume à elle seule la vision du monde du metteur en scène, cette ambivalence permanente entre la beauté et le gâchis, la douceur et la force. Sur le reste du film, Peckinpah se retire presque totalement pourtant de l’élégiaque et de la poésie contrairement au rythme décalé de Pat Garrett : ici c’est le choix frontal d’une absence de sens à peu près totale.
Alfredo Garcia joue ainsi d’une certaine banalité à l’écran, dans une mise en scène plus discrète d’apparence d’abord (pas de cinémascope, découpage souvent classique malgré quelques expérimentations de montage, lenteur du rythme), puis directement par ses décors et protagonistes, un couple presque informel que l’on suit le long d’un road movie « inexistenciel » pendant une heure. Tuer un mort, n’est-ce pas le projet le plus délibérément vain pour une narration ? Mais au départ les personnages ne se posent jamais la question dans cette perspective, seulement en confrontant la faute et la culpabilité au gain, lequel leur apparaît comme l’ultime moyen d’échapper à un système qui les étouffe.
En arrière plan déterminant, on retrouve également une nouvelle fois la figure du viol, fantôme malaisant qui hante bien des œuvres du metteur en scène (ou celles de son collègue Sergio Leone) depuis Coups de feu dans Sierra, et lui a valu aussi le sobriquet de misogyne… « Viol » d’abord d’une jeune fille vierge aux yeux de son père, par le « MacGuffin » Alfredo Garcia, moteur du film, puis par la violence de son clan qui veut lui soutirer le nom de de « coupable ». Viol ensuite d’une tombe dans un cimetière et d’un cadavre… et enfin celui du personnage d’Isela Vega par deux motards dans une scène onirique qui semble vouloir rejouer en partie celle des Chiens de Paille. Encore une fois, il y a beaucoup d’ambiguïté dans ce passage, l’actrice dégageant plus de force sexuelle que Kris Kristoferson devenant quasi passif passé sa première agression, lui-même arborant en prime quelques symboles baba-cool à priori inoffensifs… Violence et douceur se mêlent dans l’opacité la plus complète.  Ces deux dernières séquences en « nuit américaine » sont sans doute les plus belles et cruciales du film, parce que finalement tout fonctionne par ces acte de « profanations » qui en soit n’auront pas vraiment lieu à l’écran (que ce soit par l’ellipse ou parce qu’ils sont interrompus).
Le personnage de Bennie est totalement impuissant jusque là et n’aura pour seul pouvoir qu’une révolte tout aussi irrationnelle dans le dernier acte, au-delà du contrat mercenaire et à priori sans risque qu’il s’était fixé (couper la tête d’un cadavre, la ramener, empocher de l’argent). Passé la scène du cimetière, Bennie est totalement déconnecté du peu de choses auxquelles il voulait croire, son monde n’existe plus. Il s’en suit une longue remontée à l’origine, où le besoin, frénétique et illusoire, est de vouloir comprendre. Peckinpah refait alors son road-movie à l’envers, en retraversant les mêmes lieux… C’est en voulant ainsi saisir du sens que le personnage fait basculer le film du banal à un degré plus sauvage, ou plutôt vers un absurde plus expressif, animal, même si au fond Alfredo Garcia n’est pas un film très violent plastiquement (sa violence est plus sourde qu’autre chose, et limite plus insoutenable dans le motif de l’attente).
Il n’y a aucun liens ici entre les hommes qui se croisent et se tuent, les rencontres accidentelles et retournements se déchaînent dans une violence qui échappe à toute rationalité, jusqu’au point de non retour du canon braqué sur le spectateur se faisant canarder.
Parvenu au final dans la hacienda qui était le point de départ du drame, on se retrouve finalement en plein milieu d’un baptême, où le propriétaire qui a lancé la mise à prix contre lhomme qui a mis sa fille enceinte semble finalement être devenu plus apaisé par sa succession « masculine ». Ce dernier a pourtant maltraité et humilié sa fille, et provoqué une chasse à l’homme dont les tenants et aboutissants, un carnage absurde, lui échappent totalement…
Tout tient en vérité dans l’incongruité d’un jugement moral initial, établis par un pouvoir de l’argent et de la religion conjugués, associé à la jalousie de celui qui littéralement estime « posséder ». La révolte anarchique de Bennie qui débarque au milieu de cette cellule coagulée, symbolique du « système » que Peckinpah doit honnir, est d’avance condamnée dans son existence…  mais aussi vain qu’il soit également, ce dernier geste du film est presque le seul, avec la contemplation de la première scène, qui possède un tant sois peu d’élan de liberté.

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A propos de Guillaume BRYON-CARAËS

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