Le 25 janvier sort une version restaurée du Salon du musique, un des films les plus éblouissants de Satyajit Ray, et de l’histoire du cinéma. Sur ce chef d’oeuvre, beaucoup a déjà été dit et écrit. Qu’il me soit donc simplement permis de partager mon enthousiasme pour un film qui fut ma porte d’entrée vers l’univers du grand cinéaste indien.
En 1958, Ray a deja tourné les deux premiers volets de ce qui deviendra La Trilogie d’Apu. On y suit un garçon pauvre du Bengale, depuis son enfance jusqu’à son départ pour Calcutta, où il rêve de devenir écrivain. Entre précarité économique et désastres familiaux, Apu fait son chemin. Enluminée par la photographie de Subrata Mitra, l’alternance de scènes réalistes prises sur le vif, de visions lumineuses de la nature bengalie et de gros plans sur les visages, qui viennent couronner les séquences comme en point d’orgue, la saga, loin d’être misérabiliste, est celle d’une émancipation et d’une volonté d’embrasser la modernité, dans une Inde en pleine transformation.
Par bien des aspects, Le Salon de musique est le négatif d’Apu. Il compte parmi les grands récits de l’orgueil et du déclin. Biswambhar Roy, son héros vieillissant, est un zamindar. Aristocrate fier de son héritage, il règne sur des terres que les crues du fleuve mangent inexorablement. Plongé dans une solitude de plus en plus grande, il s’arc-boute contre une modernité représentée par son voisin, Mahim Ganguli, un fils d’usurier en pleine ascension sociale auquel il ne cesse de faire subir de petites humiliations. Situé dans les années 20, le récit, adapté d’une nouvelle de Tarashankar Bandopadhyay, parle d’un monde que le spectateur sait révolu: en 1950, ce système féodal des zamindars, né pendant l’empire Moghol et perpétué pendant la période coloniale, a été aboli.
Cependant, le Salon n’a rien d’une fresque historique où s’entremêleraient petite et grande histoire. C’est l’histoire d’une passion destructrice, qui rend aveugle au monde.
On ne sait ce qui, de sa passion réelle pour la musique ou de son orgueil, pousse Roy, malgré son manque de plus en plus criant de ressources, à proposer dans son salon de musique des événements fastueux. S’y succèdent, devant un aréopage choisi, les musiciens et les danseuses les plus célèbres du Bengale. Snobant toutes les manifestations auxquelles son voisin avide de reconnaissance le convie, il répond par l’organisation de fêtes toujours plus coûteuses, son hubris devenant la cause de sa chute.
Rivé au regard de Roy, le spectateur est comme lui: enfermé dans un microcosme dont le salon de musique est tout à la fois l’épicentre et la métonymie, il ne perçoit les mutations du monde extérieur que par leur rumeur et les visites importunes du voisin, ce nouveau riche un peu vulgaire. Le palais décrépit dans lequel Roy se claquemure n’est montré en plan large qu’après une dizaine de minutes. Ray privilégie les intérieurs et les plans serrés sur le visage de son personnage, point focal vers lequel convergent ou d’où partent les nombreux travellings.
Dans cet univers rétréci et déshumanisé, les objets jouent un rôle essentiel. La mise en scène compose le récit autour d’un lustre, d’un miroir, ou d’un bateau, auxquels les jeux sur les lumières et les ombres, soulignés par un noir et blanc très contrasté et la toujours superbe photographie de Subrata Mitra, donnent un aspect parfois fantastique, voire spectral. Le retour des objets en fait comme les motifs d’une composition musicale qui progresse tout en s’appuyant sur une même série de notes ( c’est aussi le principe du raga, cette musique classique hindoustanie qui est au coeur du film).
Ainsi, rien ne change -l’univers de Roy est toujours le même- mais tout change: le miroir se ternit, le lustre, naguère brillant de mille feux, se couvre de toiles d’araignées, le bateau miniature est l’image d’un destin contraire et le présage du drame final. Comme statufié, toujours immobile ( il est la plupart du temps couché ou assis et son retour au mouvement sera tragiquement sanctionné), Roy semble étranger au passage du temps: ses premières répliques le disent: Ananta, quel mois sommes-nous? Est-ce le printemps? Et, dans une des scènes finales, il est surpris que le jour se lève. Les objets le ramènent à la réalité, en même temps qu’ils permettent au spectateur de se repérer dans les méandres temporels du film. C’est dans le grand miroir qui orne son salon de musique que le malheureux héros, un instant dessillé, constatera avec stupéfaction qu’il est devenu vieux.
Dans un plan magistralement composé, ce même élément de décor permet de dessiner les tensions entre monde intime et monde extérieur qui animent tout le film. Alors qu’il est comme acculé dans le coin gauche de l’image, Roy sait se placer devant le miroir de façon à apparaître au centre d’une perspective, dont le point de fuite, dessiné par les colonnades du palais, mène au dehors et à la vue sur le fleuve, que l’on devine au loin. Seul dans un univers déserté, comme prisonnier des lieux et du sur-cadrage, mais aussi de son histoire ( les peintures de ses ancêtres forment autant de cadres supplémentaires), l’aristocrate déchu se donne l’impression qu’il est encore maître du monde. Cet homme, dont on voit beaucoup le regard, ne voit et ne met en scène que lui-même en son royaume décati.
S’il ne voit pas, cependant, il entend. C’est par l’oreille que ce mélomane compulsif prend conscience, bon gré mal gré, d’autres vies que la sienne.
Dans la première séquence du film, alangui sur son toit terrasse, il tend subitement l’oreille: d’où vient cette musique? demande-t-il à son domestique. Et Ananta de répondre que le voisin fête l’initiation de son fils. L’événement, auquel l’orgueilleux aristocrate s’est impoliment soustrait, se rappelle à lui par le son. Le film installe ainsi les termes d’une rivalité qui se jouera à coup de manifestations musicales. Les visites de Ganguli seront bientôt annoncées par le klaxon de sa nouvelle voiture, et les cliquetis de son groupe électrogène viendront former comme un bruit parasite qui arrache Roy à ses rêveries musicales. Ainsi, chaque nouvelle séquence est annoncée par un son ou une musique. C’est la musique qui, dans son mouvement presque incessant, dessine les volutes temporelles, fait passer de la réalité au souvenir ou au rêve sans que l’on identifie toujours bien à quel régime d’image on est confronté: rêverie? souvenir? temps présent? Festin visuel, Le Salon de musique s’impose dès lors aussi comme une grande composition sonore.
Et bien sûr, il y a les scènes de spectacle à proprement parler. La tragédie s’enroule autour des trois actes que sont les trois représentations données dans le salon de musique. Satyajit Ray, ardent mélomane qui composera les bandes originales de ses films à partir des années 60, fait la part belle aux musiciens. Les ragas composés par Ravi Shankar ( encore méconnu) et Ali Akbarkhan se déploient dans leur longueur, ininterrompus. La danse finale, qui semble ne jamais devoir finir, est une dernière explosion d’énergie et de beauté avant le désastre. Elle est le somptueux tombeau de Roy.
A chacune de ces occasions, le héros, tendu dans son écoute, dévoile un regard qu’on ne lui connaissait pas, et qui le rend soudain profondément humain. C’est celui d’un homme qui s’abandonne à la contemplation et sait laisser venir à lui un monde de sensations. Rien n’est plus difficile à jouer que l’écoute : il faut souligner à quel point le jeu de Chhabi Biswas est incroyable, à la fois subtil et intense. Grâce à lui, Ray compose un visage-paysage qui est aussi une leçon de cinéma, comme l’a magnifiquement formulé Charles Tesson:
« À travers son comportement, Ray dessine une véritable morale du spectateur qui est aussi une réflexion sur l’art de mettre en scène. Le cinéma n’est pas la remise en scène du monde mais la transcription d’un acte de perception. Voir en retrait de la scène, témoin silencieux, attentif et passif est ce qui caractérise le héros rayen, d’Apu au Salon de musique. Chez Ray, la perception est avant la représentation et elle est même, via ses personnages, ce qui est toujours mis en avant. C’est l’acuité de la perception qui guide, qui fait esthétiquement la nature de la représentation. Qu’est-ce que percevoir, comment être spectateur chez Ray ? La longue scène de danse du Salon de musique qui s’achève par le geste du zamindar qui interdit à son hôte de récompenser la danseuse le dit admirablement. Si l’attention du spectateur est captivée hypnotiquement par le spectacle de danse, Ray nous montre en quelques plans brefs le public d’où émergent deux spectateurs : le maître de maison et son voisin encombrant. Au-delà de la différence sociale, il y a pour Ray un écart incommensurable entre deux comportements de spectateur. Le visage du voisin, Ray le désigne comme un miroir. Pas besoin de contre-champ car son attitude mime, singe jusqu’à l’excès ce qu’il voit et entend. C’est un visage surface, de pure extériorité, qui nous renvoie par son attitude la caricature de ce qu’il voit mais qui ne laisse rien passer en lui de ce qu’il perçoit. Visage buté, véritable mur sur lequel le spectacle rebondit auquel Ray oppose celui du zamindar, visage ouvert, visage tamis qui, par tous les pores de la peau, laisse pénétrer en lui le plaisir secret de cette musique et de cette danse.
Tous les grands cinéastes du portrait, du visage-paysage, sont fascinés par le moment de l’impression d’une expression, à même la peau, et ont en horreur le visage rivé à son expression, toujours déjà là, jamais adve- nue au visage. Chez quelqu’un comme Dreyer, il est frappant de voir que le visage-paysage, page blanche du plan où se donne à lire le texte du sujet, est habité et programmé par l’intérieur du sujet, le visage étant ce point d’émergence, le lieu traversé d’un mouvement qui part du dedans et va vers le dehors, advient au spectateur qui regarde ce visage. A mon sens, Ray est le seul cinéaste du visage-paysage à avoir filmé le mouvement inverse, du dehors vers le dedans. (…) C’est par là que le cinéma de Ray achève et complète le dispositif renoirien, entre sensualité de la perception et jouissance du monde, le visage est un filtre, non le lieu de la révélation mais celui de l’involution du monde. C’est ainsi qu’être le visage du zamindar, c’est déjà pour Ray, être cinéaste ».
Charles TESSON, Satyajit Ray 70 ans, Eiffel Editions, Bruxelles, 1991
À nous donc, comme Roy sur cette dernière image, de nous laisser traverser par les sensations véhiculées par une oeuvre dont la prétendue lenteur, pour paraphraser Kurosawa, n’est autre qu’un grand mouvement continu et irrésistible qui nous emporte tel un fleuve.
Satyajit Ray, Le Salon de musique.
100 minutes, noir et blanc.
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