Ensemble d’oeuvres inaugurant une filmographie imposante et importante entre lesquelles s’intercaleront le méconnu La Pierre philosophale (1958) et le magistral Salon de musique (1959), la « trilogie Apu » annonce d’emblée Satyajit Ray comme une figure tutélaire du cinéma indien et une référence pour le cinéma mondial. Elle ne peut qu’impressionner par sa cohérence, son ampleur formelle, sa force réaliste confinant au tragique sans verser, cependant, dans une sorte de misérabilisme naturaliste qu’on peut parfois entr’apercevoir dans un Néoréalisme italien qui, pourtant, a fortement inspiré ce cinéaste bengali alors trentenaire. Les trois films qui la composent, La Complainte du sentier (Pather Panchali, 1955), L’Invaincu (Aparajito, 1956) et Le Monde d’Apu (Apur Sansar, 1959), n’en forment finalement qu’un seul, imposant, racontant par le menu la vie d’Apu, de sa naissance à cet âge adulte lui permettant d’avoir lui-même un enfant, jalonnée de drames et de deuils, et rythmée par une pauvreté qui colle aux basques de sa famille pleine de dignité et d’espoirs déçus. Et Ray de faire de son récit-fleuve une sorte d’histoire très intime du développement économique de l’Inde moderne dépeuplant les campagnes les plus reculées à l’avantage d’un espace urbain où l’herbe, si l’on ose dire, ne s’avèrera pas nécessairement plus verte.
L’un des symboles les plus importants de cet exode rural se trouve être l’apparition du train sur le territoire indien, ce même véhicule qui a permis la Conquête de l’Ouest américain, envahissant elle-même les écrans de cinéma du monde entier dans les années 50 contemporaines de la « trilogie Apu ». Satyajit Ray insiste sur la puissance fascinatoire du train et de la voie ferrée dans La Complainte du sentier, montrant Apu et sa grande sœur Durga comme irrémédiablement attirés par ce serpent de fer rugissant passant à proximité de leur ferme délabrée et représentant l’espoir de quitter la pauvreté qui assaille leur famille. C’est par un trajet en train que la famille d’Apu (nommée Ray comme le cinéaste) quitte finalement sa campagne pour rejoindre Bénarès, ville de pélerinage où le père d’Apu, Harihar, officie comme prêtre hindouiste dans L’Invaincu. Dans ce même film, Apu, devenu étudiant, relie régulièrement par le biais de la voie ferrée Calcutta au petit village rural de Mansapota, où la mère du garçon, Sarbojaya, est partie vivre après le décès soudain de son mari. Dans ces deux films, le train prend donc une valeur d’opposition entre une campagne traditionnelle déclinante, rongée par la misè reet par l’endettement qui l’accompagne, et une ville qui a cependant tout du miroir aux alouettes comme le prouvera au final Le Monde d’Apu, dans lequel le jeune garçon orphelin devenu jeune homme solitaire ne peut vivre que de petits boulots et d’expédients, mettant plus ou moins au rebut son talent littéraire pour survivre malgré sa volonté farouche, proche dans la vision du monde d’un Jack London indien, de rester libre comme l’air.
Le train a donc dans un premier temps (disons dans les deux premiers films) valeurs de commencement : il symbolise les premiers élans libertaires et voyageurs d’un Apu intenable (La Complainte du sentier) puis l’effilochage de son lien avec sa propre famille décimée par le deuil (L’Invaincu) ; il évoque, comme dit plus haut, l’arrivée de la civilisation et de la modernité dans les territoires qui s’en étaient jusque-là passés. Motif inaugural du cinéma de Ray, il peut également être considéré, enfin, comme le premier « personnage » de l’Histoire du cinéma dans le film des frères Lumière L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat (1896). Le rapport entre la « trilogie Apu » et le cinéma le plus primitif peut sembler abusif mais Satyajit Ray ne dissimule jamais sa cinéphilie et l’influence des précédents sur son œuvre ; le metteur en scène montre ainsi à plusieurs reprises son personnage éponyme hypnotisé par les récits qu’on lui soumet (les images du monde dans un modèle rudimentaire de visionneuse [La Complainte du sentier], le théâtre d’aventures [L’Invaincu], le cinéma [Le Monde d’Apu]), art de la narration d’abord forain et artisanal, suscitant l’évasion par l’oeil d’un monde par trop féroce. De ce point de vue, le train lui-même ressemble à un motif cinégénique, permettant tout à la fois à Satyajit Ray de théoriser son art qui n’en est encore qu’à ses prémisses (bien qu’il soit éminemment maîtrisé) et de mettre en scène la caractérisation de son personnage Apu, qui ne rêve que de liberté mais ne laissant pourtant jamais de côté les affects les plus profonds pour celles et ceux qui l’entourent et qui vont l’abandonner peu à peu pour rejoindre les ombres.
La récurrence du motif ferroviaire va de ce point de vue jusqu’à influencer la structure narrative des films : par la notion d’aller-retour, la locomotive n’est pas seulement signe de commencement mais de recommencement. La similarité de la construction des récits des trois films composant la trilogie étonne et fascine, semblant enfermer leurs personnages, et bien entendu principalement Apu, dans une sorte de boucle hermétique, chaque volet se trouvant être la réminiscence du précédent, œuvres régies par le fatum le plus rigoureux (dans tous les sens du terme, entre systématisme presque horloger des événements et sanction raide infligée par le Destin) faisant de la liberté et de l’évasion une lame à double tranchant. Car c’est l’idée de départ qui achève les personnages : dans La Complainte du sentier, Harihar, parti en voyage d’affaires et s’éternisant loin de sa maison en ruines, n’assiste pas au décès de sa fille suite à une mousson trop humide ; dans L’Invaincu, l’éloignement d’Apu ne lui permet pas de voir sa mère une dernière fois, le laissant seul avec ses pleurs ; dans Le Monde d’Apu, l’exil de la femme du personnage-titre, Aparna, afin d’accoucher dans sa famille, ne permet pas à Apu d’assister à la naissance de son fils, ni à la disparition de sa femme en couches. De ce point de vue, la rhétorique des trains se retourne comme un gant dans ce film-ci : auparavant symbole de libération géographique et sociale, le moyen de transports est devenu instrument d’oppression, envahissant l’espace sonore de ses stridences parfois insupportables et prenant même au cours du film les allures d’un corbillard transportant Aparna vers sa dernière demeure. Ou ce qui ressemble à un signe encourageant de renouveau ne s’avère finalement être qu’un verrou tragique supplémentaire.
Si la « trilogie Apu » semble raconter le récit sans issue d’un jeune garçon puis d’un jeune homme se servant de l’énergie de son désespoir pour avancer, le sillon du recommencement creusé lors des trois films n’a pas que des allures tragiques comme le prouve le final de cette œuvre monumentale, délaissant la dureté de son récit pour laisser passer un éclatant rayon de lumière digne des plus belles dernières séquences des films de Charles Chaplin (on pense bien entendu au Kid [1921]). Ou quand de l’apocalypse personnelle germe un nouvel espoir prenant l’enveloppe d’un môme, Kajal, qui a tout de l’Apu que nous avions rencontré au début de La Complainte du sentier. Par ses premiers films, Satyajit Ray, dans une approche presque cosmologique des choses, semble ne rien faire d’autre que de mettre en place des éléments et des protagonistes qui gravitent les uns autour des autres afin de filmer la vie et ses cycles, comme nous parlerions de cycles lunaires, inévitables, alternant par effet de flux et reflux une marée de détresses profondes et joies intenses. C’est bel et bien cette profondeur presque philosophique qui rend ces films absolument sublimes.
La « trilogie Apu » impressionne par sa cohérence dramatique et narrative, bien aidée par le fait qu’elle adapte l’oeuvre autobiographique, écrite d’un bloc, de l’auteur indien Bibhutibhushan Bandopadhyay. Elle émerveille par sa densité tragique et par la maîtrise de son écriture, ainsi que par son unité formelle, bien que l’on sente que l’influence du cinéma naturaliste italien qui lui est contemporain a laissé place, pour Le Monde d’Apu, a une sophistication formelle accrue, donnant une place prépondérante au son et aux états intérieurs des personanges qu’il semble souligner, permettant à ce troisième volet de développer une étrange forme de romantisme et d’annoncer le « cinéma de la modernité » qui le suivra directement dans le monde entier dès le début des années 60. En quelques films inauguraux, Satyajit Ray est parvenu à devenir tout à la fois une sorte de visionnaire esthétique, un exportateur du cinéma asiatique en terres européennes (La Complainte du sentier remportera un prix au Festival de Cannes, et L’Invaincu un Lion d’Or à Venise), et une jeune figure tutélaire du cinéma d’auteur. Un monstre sacré, en somme.
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