Découvert (ou redécouvert) lors de l’automne 2023 grâce à la sortie du très beau Déménagement (1993), le travail méconnu en France du cinéaste japonais Shinji Sōmai ressurgit sur les écrans grâce à la société de distribution Survivance qui a permis la restauration et la ressortie de Typhoon Club, film réalisé en 1985 (et sorti confidentiellement sur nos écrans trois ans plus tard) confirmant Sōmai comme un observateur attentif et cruellement lucide des ambiguïtés et paradoxes d’une jeunesse livrée à elle-même, profondément seule, baignant dans une allégresse aussi frénétique que factice puisque toujours ternie et gâtée par de sombres élans de violence ou de profond désespoir. En ce sens, moins directement mélodramatique que Déménagement, Typhoon Club s’avère plus radical dans le portrait qu’il dresse d’une enfance à la fois joueuse et brutale, anarchique jusqu’à la décadence, faisant de la cruauté presque sadique de ses amusements le paravent de sa détresse.

Désabusement de la jeunesse japonaise (Y. Mikami) (©Survivance)

Comme tous les gosses turbulents, les lycéens de Shinji Sōmai aiment défier l’autorité. Ils se retrouvent en bande (de filles ou de garçons), nuitamment, dans l’enceinte de l’école où ils ont pourtant l’interdiction de pénétrer une fois le soir tombé. Leurs virées clandestines sont alors prétexte au déferlement de leur énergie voire d’une violence qui ressemble à l’expression concrète de leur inconséquence. La séquence d’ouverture, d’abord amusante puis résolument glaçante, résume parfaitement, de façon presque programmatique, ce qui se jouera ultérieurement dans le film : un jeune garçon un peu diminué, Akira (Toshiyuki Matsunaga), profite de la piscine de l’école pour nager dans le calme de l’obscurité et de cette eau si placide qu’elle annonce paradoxalement le débordement (le fameux calme avant la tempête). Soudain entre un groupe de filles venues faire la fête, se mettant en sous-vêtements et dansant et chantant à tue-tête sur la musique pop sortant de la radio qu’elles ont apportée, ceci sous le regard à fleur d’eau d’Akira. Elles remarquent le garçon. Ellipse : elles tentent de le ranimer au bord de la piscine, ceci avant qu’un flashback nous montre que c’est moins l’émotion adolescente du garçon émoustillé par des filles en petite tenue qui l’a fait s’évanouir que les filles elles-mêmes, ayant tenté de le noyer et de l’étrangler avec les cordons délimitant les couloirs sur le plan d’eau.

L’ensemble du film fonctionne selon cette alternance déstabilisante de candeur adolescente et de violence extrême montrant des enfants qui n’ont comme raison d’être que de céder à leurs envies et à la folie parfois criminelle de celles-ci, ceci jusqu’à l’outrage aux corps (la lycéenne attaquée à l’acide). De fait, la tempête et l’électricité couvent au sein de ce groupe de lycéens découvrant tout autant leurs émois amoureux que la dureté de la violence dont ils sont capables et que la solitude qu’ils vivent, les gamins étant quasiment abandonnés par les adultes (les lycéens de Typhoon Club se révèlent ainsi de lointains cousins de la fillette de Déménagement, cette dernière devant faire face au divorce de ses parents et au sentiment d’abandon qu’il provoque chez elle, jusqu’à un dernier quart où elle fugue pour se retrouver littéralement seule au monde), à l’exception d’Umemiya, professeur de mathématiques interprété par Tomokazu Miora, qui semble finalement aussi inconséquent et irresponsable que ses élèves borderline qui le détestent. De ce point de vue, le typhon qui se prépare et duquel les membres du « club » du titre vont se protéger en se confinant clandestinement dans leur école, ne fait finalement que métaphoriser le maelström provoqué par les enfants terribles du film, redoublant la véritable tempête dont il faudrait s’abriter coûte que coûte.

Des enfants laissés à eux-mêmes (Y. Mikami ; Y. Kudoh) (©Survivance)

Le déluge emprisonnant les lycéens dans leur établissement provoque ainsi un déferlement libertaire aussi anxiogène que lumineux, aussi bien attendu (certaines scènes précédant le typhon ont fait montre du mauvais esprit radical des jeunes pousses) que surprenant dans le sens où Typhoon Club repousse les audaces, les limites anarchiques du groupe d’adolescents dans une démarche étrange évoquant tout autant le coming of age macabre que la folk horror enchantée. Certaines séquences, provoquant un malaise certain, semblent directement issues d’un certain cinéma d’épouvante seventies, comme celle, éprouvante, durant laquelle un garçon poursuit sa camarade de classe à travers les couloirs et les salles de classe du lycée, nouvelle arche de Noé inaccessible, dans le but de l’agresser sexuellement, allant jusqu’à fracasser progressivement une porte à coups de pied secs afin de pénétrer dans une salle où la jeune fille s’était recluse pour échapper aux assauts du pervers. Faisant durer l’action, la scandant par le son des coups portés sur la porte de bois éclatant peu à peu (évoquant celle de la salle de bain brisée à la hache par Nicholson dans Shining [1980]), la scène terrifie par sa raideur, sa simplicité la plus rêche, portant en elle la même détermination que le jeune garçon aveuglé par l’envie qui agit pour faire le mal. Elle trouble d’autant plus qu’elle imprègne les moments festifs qui suivent (auxquels participent l’assaillant et sa victime !) d’un parfum de menace, jusqu’à cette scène de « danse de la pluie » durant laquelle les cinq lycéens sortent durant le typhon, d’abord momentanément calmé puis reprenant de plus belle, se roulent dans les flaques et se dénudent totalement avant d’exécuter une drôle de chorégraphie, à mi-chemin de la chanson pop de la séquence d’ouverture et de l’incantation mystique. Le moment recèle sa propre joie de l’instant mais ne fait jamais oublier que le ver est dans le fruit, et le profond désabusement dans chacun des êtres qui peuplent cette nuit au lycée, comme le prouve un final à la noirceur achevée.

Danse de la pluie (©Survivance)

En s’émancipant du groupe, le personnage de Rie (Youki Kudoh) vit, de façon solitaire, la même soirée d’initiation que ses camarades bloqués dans leur établissement. Supportant mal de rester seule dans son appartement, ayant manqué l’heure pour aller en cours, Rie décide de rejoindre Tokyo par ses propres moyens, et se retrouve coincée dans les rues, sans abri, alors même que le typhon fait rage. Seule, abandonnée, désemparée, en uniforme et trempée par la pluie, en proie à des hommes éphébophiles qui tentent de la soudoyer (l’un d’entre eux lui achète une robe rouge dans le but flagrant de passer à l’acte, avant de finalement la laisser partir), la jeune lycéenne, elle aussi double de Renko, la fillette de Déménagement, éprouve la liberté anxiogène de la fugue, plaisir et menace mêlés. La nuit du typhon est décisive dans la vie de tous ces jeunes pré-adultes, aussi fondatrice que dévastatrice, rite initiatique dont ils se relèveront ou non, mise à l’épreuve joyeuse et terrifiante, utopie festive et criminelle que Rie, qui s’en est désolidarisée, vit cependant de manière individuelle. Son retour sur les lieux des excès adolescents de la nuit précédente, dernier plan du film, soutient cette dualité qui parcourt finalement tout Typhoon Club : si le lycée tient encore debout après la colère du ciel et des intempéries, il se dresse au milieu d’une mare de boue, presque englouti sous les eaux. Fier et solide face à la violence subie mais résolument seul au milieu de rien. Comme les membres du Club du Typhon.

La fugue comme mise à l’épreuve (Y. Kudoh) (©Survivance)

Oeuvre vénéneuse empruntant à William Golding, portrait doux-amer (un peu doux, très amer) d’une jeunesse japonaise laissée seule face à elle-même et créant ses propres rites de passage au risque de se mettre en danger, faisant de la violence une suite de micro-événements ne portant pas réellement à conséquence dans les rapports humains mais pourrissant cependant progressivement leurs bases au plus profond jusqu’à l’effondrement, Typhoon Club laisse un goût d’étrangeté dans la bouche, ses aspects presque carnavalesques cohabitant avec sa terrible noirceur jusqu’à faire des uns ou de l’autre une pâte homogène, et un film-oxymore : le film de Shinji Sōmai est-il un carnaval morbide, comme une version japonaise de la Fête des Morts ? Ou est-il un drame aussi joyeux que terrifiant (et terrifiant parce que joyeux), faisant de la violence parfois mortifère qui s’y exerce une condition sine qua non à la relation humaine ?

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A propos de Michaël Delavaud

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