« Portrait of Jason » est le quatrième long-métrage de Shirley Clarke et peut-être l’un des plus singuliers. La réalisatrice américaine s’est affirmée à ses débuts par un mélange de fiction et de faux documentaire dont elle renverse ici les rapports. Le documentaire, direct et frontal, questionne les rapports ambigus entre la vie et la création, le faux et l’authentique, la manipulation et le voyeurisme… Mais c’est avant tout la puissance du témoignage et du portrait qui frappe, au-delà du filmage et de ses enjeux.
Dans la brève carrière de la réalisatrice, « Portrait of Jason » est une œuvre clé, un film expérience qui rejoue les sujets des premières fictions mais en partant d’un matériau brut et sans recourir aux artifices de l’écriture. Shirley Clarke fût au début des années 60 partie prenante de la « Film-Makers Cooperative » de New York et du groupe du « New American Cinema », avec Jonas Mekas, Stan Brakhage ou Robert Frank. Les cinéastes défendaient un cinéma indépendant à faible coût sans la lourdeur ni les interdits du cinéma commercial. Venue à la réalisation par le biais de la danse, qui était sa première vocation, Clarke s’est attachée à montrer la condition des noirs américains et des marginaux, tout en menant une expérimentation critique sur le cinéma, entre mise à distance et illusion de réalité. Son cinéma rejoignait les courants artistiques des années 60 70, le Pop Art et Fluxus, qui prônaient une indistinction de l’Art et de la Vie, avec autant d’ironie, de provocation que d’aspiration à une créativité spontanée. « Portrait of Jason » en est d’une certaine manière, le plus troublant et le plus cinglant aboutissement. Jason lui-même, est un concentré de complexité, de charme et de pathétique. Il fait de sa vie, telle qu’il la réinterprète sous nos yeux, une sorte de grand roman hyperréaliste. Le faux ne s’y distingue plus et tout se confond en un bloc de réalité indivisible, celui de Jason, homme multiple au fond insaisissable : vedette, charmeur, affabulateur, débrouillard, parasite…
Tourné en Noir et Blanc dans un 16 mm granuleux, gonflé ensuite en 35 mm, le film est presque désarmant de simplicité. Il prend la forme d’un long entretien, une endurante et impressionnante performance, enregistrée en équipe très réduite. Durant une nuit de l’hiver 1966, Shirley Clarke filme 12 heures durant Aaron Payne, alias Jason Holliday, un noir américain qui se veut artiste, dans un appartement du Chelsea Hotel. L’homme ne cesse de minauder face à la caméra et relate les épisodes d’une existence mi-réelle mi-fabulée. L’incrédulité et l’irritation se muent en empathie à mesure que Jason se livre, mais les contours du personnage se dérobent sans fin. Chaque nouvelle confidence, ricoche sur une pirouette ou un aveu de mensonge. Jason attendrit pour mieux tromper, il raille, défie. Quelques amis, dissimulés dans le hors champ, lui disent ses vérités mais rien n’y fait. Il a élevé la rouerie en système de survie. Cet art de faire illusion est devenu une seconde nature, une manière de se sublimer. Shirley Clarke ne masque aucune des interventions vocales qui poussent Jason dans ses retranchements. On le voit comme acculé au mur qui lui sert de fond, prix dans les rets d’un cadrage resserré. Les mises au point alternent avec des mises au flou, des fondus au noir, des changements de cadre et de mises en scène qui usent du décor de l’appartement : une cheminée, une banquette, un tapis ou le pied d’un fauteuil. Les manipulations de l’image soulignent à la fois la nature artificielle du film, cadré et monté, mais aussi l’étirement du temps, les scansions, les hiatus de fatigue. Le visage de Jason y apparaît et disparaît dans un jeu de nuances, furtives et changeantes.
A première vue, le film passe pour une mise à l’épreuve assez cruelle : il faut renvoyer au faux ami la monnaie de ses forfaits. Mais plus que l’irritation, par delà l’espèce de procès qui se joue à huit-clos, c’est l’empathie et la fascination qui dominent. Jason finit par l’emporter sans que le sordide de sa condition et de son enfance malheureuse n’excuse sa conduite. La complexité humaine du personnage, aussi grandiose dans son surpassement qu’abject dans ses manipulations, dépasse le jugement moral ou la simple compassion. Le portrait ne se réduit pas non plus aux sujets qu’il englobe, condition des noirs, homosexualité…. Il affirme l’individualité irréductible de Jason.
Entre la réalisatrice et son modèle, une relation de manipulant et de manipulé a lieu, sans que l’on sache réellement qui mène la partie. La prétention à déjouer les affabulations de Jason est relativisée par les artifices et les effets de distanciation employés. De tout bord, la représentation a lieu. C’est au sein de celle-ci qu’une parcelle de vérité advient, si paradoxale ou indistincte soit-elle. En ce sens, cette ambigüité perpétuelle du dit et du montré, qui met en déroute les limites préétablies, rejoint un célèbre film de Jean Eustache : « Une sale Histoire ». On se rappelle de ce double récit : l’un joué par des acteurs mais d’un ton neutre, qui passe pour « vrai », et un autre à sa suite, identique, plus outrancier et d’allure fictive, alors qu’il est la matrice documentaire du premier. Le film de Shirley Clarke réalise un renversement similaire mais sans partage ni opposition. Les régimes de réalité et de représentation s’y confondent sans bornes.
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