C’est le succès de son quatrième long métrage, Mon deuxième frère (1959), qui permet à Shohei Imamura d’obtenir de sa maison de production, la Nikkatsu, la possibilité de tourner un film qui corresponde à ses envies de cinéaste en pleine maturation créative, à ses désirs cinématographiques – jusque-là inassouvis. Cette œuvre, qui ressort cette semaine sur les écrans, évoque, sur le ton de la farce critique, la pesante et violente présence américaine au Japon, la façon dont certains Japonais profitent d’elle ou la subissent.
Le film a longtemps été évoqué et exploité en France sous le titre de Cochons et cuirassés – traduction littérale du titre original. Il est désormais intitulé Filles et gangsters. Filles et garçons est moins adapté au propos imamurien, moins original, mais il est le titre qui fut utilisé lors de la première sortie dans l’Hexagone, en 1963.
Les « cuirassés », ce sont les navires américains qui mouillent dans le port de Yokosuka – pas très loin de Yokohama, au sud de Tokyo. Là se trouve l’une des nombreuses bases navales installées par le Vainqueur de la Guerre du Pacifique. Les « cochons », ce sont plutôt les Japonais tels que les perçoit et symbolise Imamura. Nous allons y revenir.
L’occupant est en fait assez peu présent à l’écran, si on prend l’œuvre dans son ensemble. Ce qui intéresse Imamura est d’observer l’impact qu’il a sur ses concitoyens, la façon dont ceux-ci se comportent et interagissent entre eux dans le contexte de la présence oppressante des ressortissants d’Outre Pacifique. Cela dit, l’entame du film fait entendre une musique dont les premières notes rappellent l’hymne américain, montre des bâtiments administratifs parmi lesquels trône la bannière étoilée. Il s’agit en fait d’un mouvement de caméra qui va permettre de descendre dans l’une des rues du port que parcourent des marins vêtus tout en blanc – plus tard, alors que le drame avance et se précise, les marins seront plutôt habillés d’uniformes sombres. Elle semble faite pour eux, constellée d’enseignes lumineuses appelant au divertissement et à la luxure : « Grand Lucky – Floor Show », « Horse Show », « Club Lady Town »… L’hymne s’est transformé en un jazz entraînant. Prostituées et rabatteurs tentent de faire mordre les marins à l’hameçon du plaisir charnel.
L’univers diégétique est comme chapeauté par l’Oncle Sam.
Parmi les rabatteurs, il y a le jeune Kinta qui est lié à l’un des clans yakuzas. Le projet dont il espère qu’il va lui rapporter beaucoup d’argent, et dont il parle à sa petite amie Haruko, est de participer à un trafic permettant de nourrir des cochons avec les restes de nourriture des Américains – dont il dit qu’ils sont meilleurs que les restes laissés par les Japonais. Les yakuzas misent sur les cochons dont les prix à la vente ont flambé.
Dans cet univers où beaucoup de Japonais ne sont guidés que par l’appât du gain et ne craignent pas de recourir à la violence pour arriver à leurs fins, où les plus pauvres sont parfois amenés, pour survivre, à se lier aux bandits, à se vendre ou à vendre leurs proches, Kinta est une figure touchante et fragile. Il rêve de réussir grâce aux yakuzas, imagine naïvement qu’il le pourra. Mais il est le dindon de la farce, il est utilisé par ses comparses. Il est un potentiel bouc émissaire, celui qui doit payer pour les autres, en cas de besoin. Et, effectivement, il paiera tragiquement. Kinta représente probablement pour Imamura quelque chose du Japon, ou le Japon en ce qu’il est devenu. Kinta porte un blouson au dos duquel est tracé le mot « Japan » et dessiné un tigre, symbole de la puissance au Pays du Soleil Levant – en l’occurrence, une « puissance » perdue. Kinta est lié à Haruko, une jeune fille qui voudrait quitter Tokyo, mener une vie stable avec lui. Haruko désespère de Kinta. Elle essaye de s’élever et de l’élever hors du bourbier – cf. la scène où elle emmène son ami en haut d’une colline. Elle refuse de se vendre à des Américains, en devenant leur maîtresse, comme le fait sa sœur Hiromi, et comme le souhaite leur mère. Même si, de temps en temps, elle menace de céder aux sirènes de l’occupant, ou y cède – à ses risques et périls.
Dans un film où domine la dimension grotesque, le couple Kinta-Hakuro représente le filon romantique. Mais il n’y a pas de place pour l’Amour en cet après-guerre, au Japon. Kinta disparaîtra et Hakuro quittera finalement Tokyo, seule, pour aller travailler en usine à Kawasaki.
Plusieurs critiques l’ont déjà mentionné : à la fin de Filles et gangsters, la façon dont Hakuro marche vers la gare, à contre-courant d’un groupe de Japonaises aguichées par l’arrivée de nouveaux marins américains, et la façon dont elle est filmée, de très haut et de très loin – comme une fourmi déterminée parmi la masse des fourmis soumises -, annonce La Femme insecte, l’œuvre suivante d’Imamura (1963). Celui-ci a évoqué en détail ce choix de plan final de Filles et gangsters et le conflit qu’il a eu à son propos avec son directeur de la photographie, Shinsaku Himeda [In Shohei Imamura – Entretiens et témoignages (par Hubert Niogret), Dreamland Éditeur, Paris, 2002, pp.40/41].
Filles et gangsters est une charge à la fois amère et mordante, et bien débridée, contre les Américains. On mentionnera à ce propos la scène du viol de Haruko par trois d’entre eux. Et contre les Japonais dont on a dit plus haut ce qu’Imamura leur reprochait – on sait que dans sa jeunesse, le futur cinéaste a fréquenté le milieu des yakuzas et des prostituées, dans le quartier tokyoïte de Shinjuku. Les Japonais sont des cochons, des cochons pour le réalisateur, et les personnages ne cessent de se traiter de « porcs » les uns les autres. Un des éléments d’intrigue – pas forcément très clair pour le spectateur, mais peu importe – amène les yakuzas, les Japonais à se bouffer entre eux, littéralement et symboliquement. Cercle scabreusement vicieux.
Mais Imamura joue sur plusieurs tons, et ses personnages ne sont pas tous négatifs : Kanichi, l’oncle de Kinta et, Kikuo, le frère du mafieux nommé Tetsuji, encouragent Haruko et Kinta à emprunter un « bon chemin », à être raisonnables ; à vivre humblement, mais en sécurité.
Outre le naturalisme – dans Filles et gangsters, il y a les cochons, mais aussi des chiens morts, des poissons rouges coincés dans leur bocal, un rat qui traverse une pièce ventre à terre -, la distanciation par la caricature, qui sont des caractéristiques du style de l’auteur de Profonds désirs des dieux, et qui se perçoivent significativement, déjà, en ce film de 1961, il y a des choix de prises de vues tranchés, imprimant fortement l’esprit du spectateur et étant eux aussi très imamuriens. On passe de plans au ras du sol – avec parfois des contre-plongées -, ce sol si proche duquel sont les bêtes, et les personnages quand ils sont couchés – parce qu’il dorment, sont ivres morts, s’embrassent amoureusement -, à des plongées, souvent totales. On pense donc à la scène finale, celle du départ de Haruko pour Kawasaki, mais aussi à la scène du viol de la jeune héroïne, avec la représentation, par des mouvements de caméra tourbillonnants, de l’ivresse qui noie les esprits et déchaîne les pulsions.
Les piques qu’Imamura envoie tous azimuts dans Filles et gangsters lui coûteront relativement cher. Pendant deux ans, la Nikkatsu empêchera le réalisateur de tourner… Mais celui-ci aura finalement peut-être attendu pour mieux avancer : La Femme insecte est l’une des plus grandes réussites, son chef-d’oeuvre, à nos yeux.
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À partir du mercredi 29 mai, Le Reflet Médicis (Paris) proposera, en plus de Filles et Gangsters – visible depuis le 22 mai -, trois films déjà ressortis récemment : La Femme insecte (1963), Le Pornographe (1966), Profonds désirs des dieux (1968) ; mais aussi Désirs volés (1958), et Mon deuxième frère (1959). Distributeur : Mary-X Distribution.
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