Le film yougoslave Qui chante là-bas ?, qui avait été édité en DVD chez Malavida, en 2013, ressort sur les écrans ce 19 mai…
—
“Vous pouvez me tuer mais laissez moi chanter ma chanson” (1)…
C’est le premier long métrage de cinéma de son auteur, Slobodan Šijan, qui n’a alors réalisé que quelques courtes œuvres et des téléfilms.
En 1980, quand Qui chante là-bas ? voit le jour et les écrans, Tito vient de mourir… Avec lui, prend fin un socialisme qui a certes pris ses distances avec le régime soviétique, mais qui ne s’en est pas moins constitué en une dure dictature. Ce point d’histoire est important, car l’action n’est pas seulement à considérer comme ayant lieu, comme il est explicitement dit, en avril 1941, à la veille de l’invasion du pays par les nazis et autres forces de l’Axe. Le portrait acide que fait l’auteur est aussi, cela n’a pas été assez dit, celui de la société yougoslave de l’après-guerre (2).
Rien de plus facile, apparemment, que de caractériser Qui chante là-bas ? C’est un road movie balkanique avec des allures de huis clos. Dans un car qui doit rejoindre Belgrade, se concentre un microcosme censé représenter la société yougoslave. Il y a des jeunes (mariés) et des vieux. Des Tziganes et un pope. Une paysanne énigmatique et muette – seuls les hommes semblent autorisés à parler – qui pourrait être une sorte de femme fatale…
Des péripéties tragi-comiques diverses et variées permettent au voyage de s’éterniser, au film de durer. De quoi montrer avec une certaine précision l’hypocrisie de ceux qui s’offusquent des ébats des jeunes époux tout en s’en délectant avec envie, cachés en voyeurs salivants. Le pointillisme implacable du contrôleur du car qui applique le règlement à la lettre et jusqu’à l’absurde, et qui n’admet pas que l’on chante dans son car. Son mépris pour ses semblables et son mercantilisme farouche. Le racisme envers les Tziganes reposant sur les plus lourds des clichés et qui n’attend que la moindre occasion pour montrer sa face hideuse. La lâcheté de ceux qui ne cherchent pas à venir en aide à un passager tombant dans l’eau d’une rivière.
Le cinéma de Šijan n’a rien du baroque fou de celui d’un Kusturiça, mais son style est ici de l’ordre de la caricature, du « grotesque », comme l’auteur se plaît à le dire. Avec raison, Šijan se réfère au slapstick, au burlesque, tout en revendiquant un certain réalisme, tout en affirmant respecter le vraisemblable.
On pourra trouver la pochade parfois lourde, les ficelles un peu éculées pour un film de 1980, la poésie légèrement coincée, et ne pas vraiment rire des mésaventures des personnages. Ce fut notre cas. Mais force est de constater que certains d’entre ceux-ci, le masque de leur visage, leur démarche, ont imprégné immédiatement et durablement notre esprit. Nous pensons au chasseur à la face d’arriéré mental et de chien battu ; au contrôleur dictatorial dont la vie a lourdement creusé la face ; au bourgeois/notable moustachu et un peu bouffi, qui ne voit pas l’arrivée des Allemands d’un mauvais œil (3), dont la fourberie agace, mais que le manque d’habileté physique émeut ; au vétéran terriblement susceptible qui rêve d’en découdre avec l’ennemi – via son fils qui a été mobilisé – ; au chanteur de charme dont la finesse tranche par rapport aux caractères rustres d’autres personnages, et qui est comme dans un entre-deux social et moral. Et puis il y a ce paysage tout sauf bucolique, rongé par la poussière, durci par la chaleur qu’on imagine de plomb. Le film a été presque entièrement tourné dans la région de Deliblatska Peščara, fortement sableuse, qui est partie de ce qui fut un désert préhistorique. Et il y a ce bus sale et menaçant ruine, lâchant une fumée atrocement noire, qui avance cahin-caha sur des routes à peine tracées. Un véhicule qui, n’était la poussière qui le macule, devrait apparaître bien rouge – d’où la référence possible au régime socialiste… et à ses failles, son avenir aveugle.
Le paysage, que Šijan filme en plans larges avec une caméra souvent en mouvement, en jouant avec les vallonnements qui cachent puis révèlent personnages et véhicules, est magnifique. L’équilibre est bien trouvé avec des plans rapprochés qui eux révèlent l’humanité, qu’elle soit positive ou négative, des personnages.
Les deux Tziganes représentent un choeur dans ce film plus ou moins théâtral et choral. Ils ouvrent et ferment le récit, face caméra. Quand le car est détruit par un bombardement à son arrivée à Belgrade, ils sont les seuls survivants. On peut être étonné de cette situation paradoxale, comme Vladislav Mijic dans « Témoins et commentateurs : les personnages roms de Qui chante là-bas ? » (dans le livret accompagnant l’édition DVD de 2013) : « Finalement, leur survie à la fin du film est en totale contradiction avec la vérité historique des Roms comme cible principale du génocide nazi et d’une souffrance supérieure à celle subie par d’autres groupes ethniques ». Certes, mais ces deux personnages chantent pour conjurer le désespoir, espèrent que leurs conditions d’indigents n’est qu’un rêve. La joie apparente de leur musique, le caractère humaniste et universel de leur représentation et de leur message, place le film un pied hors de la trop sombre réalité. On notera que si l’un de ces deux musiciens joue comme on peut s’y attendre de l’accordéon, l’autre manie de la guimbarde, souvent appelée la « harpe du Juif ». Ce dernier point, implicite dans le film, ne doit évidemment pas nous échapper (4).
Qui chante là-bas ? a obtenu, en 1981, la Mention spéciale du Prix œcuménique et le Prix spécial du jury au festival international de Montréal. Il a été montré cette année-là au Festival de Cannes, dans la section « Un Certain Regard ». Sa distribution en France, alors qu’il a obtenu le Prix Georges Sadoul en 1980, fut chaotique, comme le note Philippe Ramasse dans son beau texte sur le film (5). En 1996, le Conseil yougoslave de l’Académie des Sciences et des Arts (AFUN) lui décerne le prix du meilleur film serbe réalisé entre 1947 et 1995. En 2004, un ballet est créé à partir de l’ œuvre filmique, et présenté au Théâtre National de Belgrade – avec un livret de Ljubivoja Tadic, et une musique de Vojislav Voki Kostic.
Notes :
1) Proverbe rom.
2) Un vieil homme affirme qu’il a fait « deux guerres »… Il pourrait avoir l’âge de celui qui a participé à la « der des der » et à la « drôle de guerre » – et ses suites qui le furent moins !
3) Il aurait pu avoir été constitué en référence au politicien profasciste Milan Stojadinović – Premier Ministre de 1935 à 1939.
Cf. : http://www.politika.rs/pogledi/Missa-Djurkovich/Sudbina-Milana-Stojadinovica.lt.html
4) Le film aurait pu se terminer par les effets du bombardement du zoo de Belgrade, avec des animaux errants étrangement, de façon quasi surréaliste, dans la ville. Mais des raisons techniques, politiques et économiques ont empêché la réalisation d’une telle scène. En 1995, Émir Kusturica commencera son film Underground par une représentation de cet événement. Les deux œuvres ont pour scénariste, ce n’est pas un hasard, le célèbre auteur Dušan Kovačević !
5) Cf. « Le Char de l’État (Qui chante là-bas ?) », in Positif, n°252, mars 1982.
—
Texte publié à l’origine le 2 août 2013.
—
© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).