Lorsqu’il réalise Le Baiser du tueur, en 1954, Stanley Kubrick a 26 ans. Il a été photographe pour le magazine Look, a réalisé trois courts métrages, et un premier long métrage intitulé Fear And Desire (1953). Comme pour le précédent film, Kubrick travaille de façon artisanale, en essayant tant bien que mal de trouver quelques milliers de dollars pour financer l’entreprise [1]. La plupart des acteurs ont peu ou pas d’expérience dans le métier, et acceptent de ne pas être payés immédiatement. Kubrick occupe plusieurs postes : celui de scénariste – avec l’aide de Howard Sackler, qui a écrit le scénario de Fear And Desire -, de metteur en scène, de chef opérateur, de monteur… [2].
Le film met en scène un boxeur de peu d’envergure, Davey Gordon, une entraîneuse – « partenaire de danse » -, Gloria Price, et son employeur, Vincent Rapallo. Davey et Gloria habitent dans le même immeuble. Leurs appartements se font face, séparés qu’ils sont par une cour, et chacun des personnages peut voir l’autre à travers une fenêtre. Rear Windows. Davey et Gloria se rencontrent et se lient affectivement après que la jeune femme a été violentée, chez elle, par Vincent. Davey propose de l’emmener hors de New York. Elle accepte.
Le principe sur lequel repose la narration et la mise en scène kubrickiennes est la mise en miroir et en parallèle de la vie des deux protagonistes – les miroirs sont d’ailleurs nombreux dans le film. La séquence où on les voit descendre un matin l’escalier les menant chacun de leur appartement au rez-de-chaussée [3], et sortir ensemble de l’immeuble dans lequel ils habitent – et qui est donc composé de plusieurs bâtiments -, est de ce point de vue éloquente. Tous les deux ont une existence plutôt médiocre, manifestement difficile, dans laquelle ils prennent des coups. Davey, dont Vincent a l’occasion de dire qu’il « était un bon boxeur », perd le combat qui l’oppose à Kid Rodriguez. Gloria, qui parle du dancing où elle travaille comme d’un « lieu dépravé », comme d’un « zoo humain », subit donc les assauts du patron du « Pleasureland ».
Cela dit, Davey et Gloria se différencient sur un point… et c’est ce qui va permettre à celui-là de proposer à celle-ci une issue salvatrice. Lui a des parents en vie – apparemment pas un père et une mère, mais un oncle et une tante -, et il a des contacts réguliers avec eux. Elle, elle n’a plus de famille, ayant perdu très jeune sa mère, son père, et sa sœur Iris – dans des conditions dramatiques.
Le Baiser du tueur est l’œuvre d’un cinéaste qui deviendra le Maître que l’on sait, mais qui, à cette époque, apprend son métier, se cherche, fait des erreurs. Et Michel Chion, qui l’analyse en détail dans sa monographie sur Stanley Kubrick, a raison d’affirmer sans ambages que ce « n’est pas un bon film » [4]. Les défauts de celui-ci sont nombreux : un jeu d’acteurs peu convaincant, une postsynchronisation catastrophique, avec une musique envahissante et des bruitages pesants. La narration est verbeuse, parfois trop explicative. Le récit n’est pas toujours cohérent, vraisemblable [5]. La facture d’ensemble est très artificielle, peut-être trop formaliste : des voix off, des angles de prises de vues assez systématiquement tendus – fortes plongées et contre-plongées -, des images en négatif pour figurer un rêve cauchemardesque, un montage jouant sur le contrepoint – Gloria racontant sa jeunesse à Davey, alors que l’on voit une femme supposée représenter Iris danser sous les feux de la rampe. Du symbolisme intradiégétique – la poupée associée à la personne de Gloria, les mannequins associés à la mort… Des flash-backs à l’intérieur de flash-backs…
Mais on peut quand même mettre au crédit du Baiser du tueur quelques somptueux cadrages et surcadrages – on sent que Kubrick apporte ici son savoir-faire de photographe -, un beau travail sur les ombres et les lumières, et des plans de rues étonnament « pris sur le vif », pour des séquences que nous percevons comme assez pré-cassavettesiennes.
Le Baiser du tueur obéit aux codes du film noir, mais on ne saurait considérer Gloria comme une femme fatale – ce qui est pourtant affirmé, à tort, dans plusieurs chroniques consacrées au film… Elle est blonde, a un visage doux, porte des vêtements clairs. Elle ne dessine pour Davey aucun destin funeste. Kubrick, qui aurait tourné plusieurs séquences finales pour se laisser le choix de la conclusion [6], a d’ailleurs opté pour un sympathique happy-end.
Précisons, enfin, que pour toute la partie qui concerne l’activité professionnelle de Davey, l’univers de la boxe, Kubrick s’inspire de son premier court métrage Day Of The Fight (1951), un documentaire sur le boxeur Walter Cartier [7]. Quelques plans rapprochent les deux œuvres, mais nous ne considérons pas que le réalisateur fait du recyclage sans vergogne, comme l’affirme de façon assez péjorative John Baxter [8]. Le narrateur du Baiser du tueur est cependant le même que celui de Day Of The Fight : Douglas Edwards. Le compositeur aussi : Gerard Fried.
Notes :
[1] Fear And Desire coûta environ 60 000 dollars, mais une grande partie de cette somme a été utilisée pour la post-synchronisation du film, et non pour son tournage. Pour Le Baiser du tueur, Kubrick bénéficia d’environ 40 000 dollars. L’Ultime razzia est la première production d’importance du réalisateur : le budget fut de plus de 300 000 dollars.
[2] Concernant le tournage du film, on pourra se reporter à l’ouvrage de John Baxter : Stanley Kubrick – Biographie, Éditions du Seuil, Paris, 1999 [première édition originale : 1997].
[3] Kubrick utilise manifestement le même décor pour filmer les deux personnages qui sont censés être chacun dans leur escalier… Quand un même espace profilmique sert à représenter deux espaces diégétiques qui se ressemblent…
[4] Michel Chion, Stanley Kubrick – L’humain ni plus ni moins, Cahiers du Cinéma / Auteurs, Paris, 2005, p.36.
[5] John Baxter considère que l’attachement entre Davey et Gloria, qui pousse la jeune femme a quitter New York avec le jeune homme, n’a pas vraiment de sens puisqu’on ne voit pas les deux protagonistes coucher ensemble. Et l’auteur d’expliquer que Kubrick avait envisagé de tourner une scène d’amour, et pourrait même l’avoir fait. Baxter n’a pas tort, mais il ne faut pas oublier que le boxeur déclare à la danseuse qu’il l’aime et qu’ils s’embrassent. Cf. Stanley Kubrick – Biographie, op.cit., p.74.
[6] Cf. le témoignage de l’actrice qui joue le rôle de Gloria, in Ibid., p.73.
[7] Actuellement, on peut voir ce film sur Youtube
[8] Cf. Stanley Kubrick – Biographie, op.cit., p.72.
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