It doesn’t matter if there’s nothing under the bed, or in the dark, so long as you know it’s ok to be afraid of it.

Doctor Who

Sous le lit, dans le noir… dans le ciel, ou dans nos vies. À l’inverse du titre original, topographique (Miracle Mile est le nom de cette longue avenue de Los Angeles le long de laquelle quasiment toute l’action du film va se dérouler) et poétique du film, son homologue français, Appel d’Urgence, annonce tout de suite la couleur. L’urgence, donc, l’imminence d’une catastrophe, la tension, la peur y sont contenues. À partir du moment où Harry (Anthony Edwards), le personnage principal, reçoit dans une cabine téléphonique cet appel qui ne lui était pas destiné, le compte à rebours commence. Croyant parler à son propre père, un homme lui annonce que la guerre nucléaire a commencé. Dans cinquante minutes les missiles partiront et dans une heure et dix minutes Los Angeles sera dévasté. C’est quasiment la durée restante du film, tout entier tendu vers ce moment de l’impact fatal, qui nourrira également l’obsession de Harry : retrouver Julie (Mare Winningham), qu’il vient de rencontrer et dont il est tombé amoureux, et tenter de sauver leur peau. Un film catastrophe, donc ? En (petite) partie seulement, car De Jarnatt n’a que faire des codes du genre. Opérant un déconcertant mélange des tons, il applique sur l’ensemble un style très personnel et injecte de sa seringue métaphysique une énorme dose de doute sur notre perception. Si la trajectoire semble linéaire, en grattant un peu, les bizarreries s’accumulent, les questions en suspens s’amoncellent, et le plus beau dans tout cela, c’est que l’on ne saura jamais vraiment ce qu’il s’est passé. Loin d’orchestrer un casse-tête classique avec enchevêtrement du rêve et de la réalité, de Jarnatt use plutôt d’un ensemble de petits détails, dans la mise en scène et dans la personnalité et le comportement du héros, susceptibles de mettre la puce à l’oreille, mais nous resterons avec nos pistes et nos interrogations. Après plusieurs visions le mystère est toujours là, et c’est l’un des plus beaux attraits de Miracle Mile.

Si le film fonctionne si bien dans son suspense, c’est parce que la caméra de de Jarnatt colle aux pas de Harry au point de répéter, malgré sa relativement courte durée (1h30) les brefs plans séquence du héros grimpant des escaliers, courant dans la rue ou arpentant des couloirs d’immeuble, hors d’haleine, dans un premier temps pour aller chercher Julie et l’emmener avec lui, puis pour trouver un pilote. On court, souffle et souffre littéralement avec lui. Il faut absolument que nous rejoignions l’héliport situé au sommet de l’immeuble de Mutual Benefit, d’où décollera un hélicoptère censé nous emmener à l’aéroport, direction l’Antarctique Nord. C’est une question de vie ou de mort. Sa quête au temps présent est naturellement nôtre : Harry est l’exemple type du personnage auquel on s’attache et son histoire d’amour avec Julie nous fait (l’)aimer avec lui. Sans foncer autant tête baissée que les autres personnages dès que l’alerte est donnée, un « et si c’était vrai » se cramponne à nos pensées et nous jette dans le flot de l’action, de la fuite plus ou moins désorganisée, à mesure que Harry se retrouve confronté à des situations absurdes ou délirantes (arpenter un club de fitness pour trouver un pilote d’hélicoptère, empoigner un revolver, délaisser une scène de crime) qu’il gère comme s’il n’y avait rien de plus normal ou de plus évident, tel un somnambule. Appelez cela instinct de survie ou refus de l’anéantissement. Ces plans larges surplombant les scènes et observant les personnages sans cesse en mouvement ne sont rien d’autre que l’observation amère d’humains se débattant pour leur survie, petites silhouettes perdues dans un décor inamovible et rempli de dangers.

La naissance et la propagation de l’hystérie collective peuvent avoir quelque chose d’étonnant quand on n’est pas américain et que l’on n’a pas grandi avec le spectre de la Guerre Froide. Dans les années 50, la peur du nucléaire était un sujet rebattu au cinéma, alimentant bon nombre d’intrigues de séries B, dans des proportions variées (on songe à Des Monstres attaquent la Ville de Gordon Douglas en 1954, à L’Homme qui rétrécit de Jack Arnold en 1957, au formidable Le Monde, la Chair et le Diable de Ranald MacDougall du côté des post-apo, ou bien sûr à Godzilla dès 1954). À la fin des années 80 (ou même 70, étant donné que de Jarnatt eut l’idée du film bien avant sa réalisation effective), un peu moins, ou différemment, disons, même si ce chapitre de l’Histoire des États-Unis n’est pas encore refermé. Il suffit pourtant ici d’une étincelle pour mettre le feu aux poudres. En guise d’avant-goût concret, la cigarette jetée par Harry du haut de son balcon sonnera le véritable début des hostilités. Récupérée par un pigeon qui la dépose sur des brindilles posées sur des fils électriques, elle provoque un court-circuit, Harry ne peut plus compter sur la sonnerie de son réveil et manque son rendez-vous nocturne avec Julie, qu’il tentera de joindre au téléphone, se trouvant alors au mauvais endroit au mauvais moment, celui de l’ « appel d’urgence ». L’étincelle symbolique s’embrasera elle dans l’esprit des personnages. La séquence de l’appel est particulièrement anxiogène, avec cette voix affolée qui sera interrompue par des déflagrations, cette annonce quasi irréelle du désastre à venir, et ce lent resserrement du cadre sur le visage de Harry. Steve de Jarnatt reproduira le même mouvement de caméra lorsque notre héros ordinaire, perplexe et angoissé devant son assiette, s’apprêtera à donner l’alerte auprès des personnes réunies à quatre heures du matin dans ce dinner qui ne dort jamais. Une manière de nous faire ressentir la tension interne du personnage, ou de nous dire que tout cela ne se passe que dans sa tête.

De Jarnatt réalise là un savant numéro d’équilibriste, avec d’un côté la course effrénée et de l’autre le caractère saisissant de l’anticipation et du doute, moteurs de la peur. Peu importe qu’il y ait quelque chose dans le ciel ou non. La question est dans le mouvement, la tension, la gestion de la crise, le caractère irrationnel de la panique. D’abord traité d’illuminé et de mec bourré, Harry trouve en Landa, la working girl, une caution en réalité à peine plus légitime que la sienne. Avec son tailleur et son téléphone portable gros comme une caisse à outils, elle dénote complètement parmi la faune bigarrée – deux gars salaces, un travelo, une fausse hôtesse de l’air dont les interventions se révèlent au mieux absurdes, au pire inutiles – entourant Harry, mais sera celle qui rendra crédible la menace, déclenchant un réflexe de fuite générale. Les brèches d’humour décalé dont le film est rempli n’occulteront pas la cruauté et la violence de la situation, ce chacun pour soi délétère, forçant Harry à sauter d’un camion roulant à toute berzingue car il est le seul à se préoccuper de Julie et à vouloir la sauver. La propagation de ce virus d’hystérie collective s’opère d’abord discrètement pour finir par éclater. Le chaos humain, peut-être tout aussi terrifiant que le nucléaire, s’abat devant nos yeux, à l’aide de quelques plans de voitures immobilisées et cernées de cris, et d’images des journaux télévisés dont les reporters sont complètement dépassés. Là où des mots comme « évacuation » ou « missile » les font tous foncer bille en tête, nous qui assistons à ce spectacle voyons la désolation, fruit d’un enchainement aussi inexorable qu’une fusion nucléaire, nous saisir. Car dans la mesure où ce n’est pas la planète entière mais la zone de Los Angeles qui est menacée, Miracle Mile échappe à la grande question des films pré-apocalyptiques de savoir à quoi l’on occupe son temps lorsque la fin du monde est annoncée, comme dans les récents 4h44 d’Abel Ferrara ou These Final Hours de Zak Hilditch, pour se focaliser sur la fuite possible, risquée, incertaine, et finalement génératrice d’un avant-goût de chaos.

Nos portes de sortie ? La mise à distance, dans laquelle on s’engouffre comme dans un rêve éveillé, le déploiement autour de plusieurs noyaux, puisque si le catastrophisme en est un, l’irréalité en est un autre. Les années 80 sont connues pour leur débauche de néons et d’éclairages alambiqués, mais rares sont les films arrivant à la cheville de Miracle Mile en termes de surcharges clignotantes et de halos rougeoyants (déjà dans Cherry 2000 l’année précédente, de Jarnatt usait d’une débauche de couleurs, moins dans la photographie que dans les décors et accessoires). Le dinner, avec ses multiples frou-frous lumineux et ses deux énormes burgers tournoyant dans les airs en guise d’enseigne, paraît trop outré pour être vrai. Les visages et les plans d’ensemble baignent constamment dans une teinte rouge ou orangée qui entretient le feu ardent autant qu’elle recouvre l’ensemble d’une couche d’onirisme à tendance cauchemardesque. Lorsque nous voyons Harry ramper sous les voitures et dépasser un malheureux écrasé sous une roue, nous ressentons finalement plus l’irréalité du cauchemar que la sauvagerie de la réalité (qui fera peut-être sa plus grande échappée lorsque le film prendra le temps de nous montrer sans fard une piéta fraternelle sanglante et glaçante). Et que dire de cette profusion de contre-plongées qui parent Harry d’une surpuissance en complet décalage avec les sentiments qui s’emparent réellement de lui ? Tout ceci fait que l’angoisse est tangible, mais comme perçue à travers un filtre. C’est ce mélange entre la tension viscérale qui se déploie et l’atténuation provoquant une certaine prise de recul qui donne à Miracle Mile cette parure unique, ce caractère à la fois angoissant et flottant. À cet égard, le choix de Tangerine Dream pour la bande originale sonne comme une pure évidence. Aussi doués pour les sonorités vertigineuses de tension (remember Sorcerer ou Le Solitaire) que pour les échappées planantes (les superbes présences musicales de Near Dark ou La Forteresse Noire), les chefs de proue du Krautrock signent une partition mariant savamment les accents anxiogènes épousant le rythme d’un cœur battant la chamade avec les notes plus douces et comme décalées (on peut même trouver le morceau Running out of time sautillant) d’une aventure romantico-rêveuse.

Car à côté de la peur, il y a aussi beaucoup de place, dans Miracle Mile, pour d’autres battements de cœur. Le film s’ouvre sur une rencontre, en une série de regards échangés entre Harry et Julie, parfaits inconnus se croisant et s’observant timidement lors d’une visite au Musée d’Histoire Naturelle. Ni plus ni moins qu’un début de comédie romantique, avec ses codes, sa légèreté, son élan. Dans une succession fluide de scènes à la tonalité romantique candide (une balade, un tour de manège), usant du ralenti pour retenir ces moments de grâce où tout est simple et beau, de Jarnatt dessine en quelques minutes à peine l’autre enjeu majeur du film, qui s’imbriquera avec la problématique vitale, à savoir l’histoire d’amour qui réunit les deux personnages. Leur chassé-croisé inaugural sera rejoué de manière beaucoup plus tendue et élargie géographiquement autour de Miracle Mile, l’urgence et la tension étant autant d’ordre événementiel qu’intime, l’intrigue se resserrant ensuite progressivement autour d’eux, jusqu’à atteindre ce climax claustrophobe de l’ascenseur, définitive focalisation (du cadre, des dialogues) sur l’intensité de leur lien, leur histoire d’amour et l’avenir du monde fusionnant, le tout exacerbé par les notes étranges et martiales de Tangerine Dream.

Et si cette vision la plus linéaire et la plus évidente pour sa charge émotionnelle ne constituait qu’une grille de lecture parmi d’autres ? À y regarder de plus près, Steve de Jarnatt glisse des indices discrets mais troublants de dysfonctionnement de la perception, à l’instar de cette séquence de la panne de courant. Avant son rendez-vous à minuit et quart, Harry s’endort pour une sieste en pensant à celle qu’il vient d’embrasser (plein cadre, devant un tapis d’ampoules clignotantes) et qui vient de lui faire une promesse des plus émoustillantes. Mais aux faits rationnels (la cigarette, le pigeon, l’étincelle) succèdent ce plan de l’immeuble que la coupure de courant fait complètement rougeoyer de l’intérieur, puis ce passage dans le champ d’une pleine lune accompagnée par des hurlements de loup, semblant presque nous dire « Vous entrez dans un rêve… ». Si l’appel téléphonique constitue ensuite le second déraillement, celui qui lance la dimension catastrophe du film, le premier est bien d’ordre relationnel. Après le réveil de Harry, tout n’est peut-être qu’élucubrations, le catastrophisme amoureux se mettant en place lorsque ce dernier réalise qu’il a manqué son rendez-vous, ou le récit apocalyptique d’une histoire d’amour échouée.

Un certain nombre de décrochages du réel (l’hypothèse d’un épisode psychotique nous effleure l’esprit concernant Harry, synthétisée dans son troublant « Je pense que c’est au tour des insectes », et son attendrissante référence à Superman transformant le charbon en diamants, tandis que Julie se réfugie dans une sorte de crainte douce) lancent la piste du délire, du scénario catastrophe fantasmatique conçu par celui qui vient de trouver l’amour et pour lequel la survie importerait moins, finalement, que de fusionner avec la personne pour laquelle il s’est enflammé. Quoi de plus beau, tragique et romantique au sens littéraire du terme (Harry est un artiste, rêveur, naïf, sensible et peu terre à terre) que d’affronter ensemble la fin du monde en y opposant l’union de deux individus, que de s’isoler dans une bulle au milieu du chaos (la scène du caddie, ruée iconoclaste et parée d’une grande tendresse en dépit de l’enjeu, en est l’un des emblèmes), que de donner une intensité maximale aux mots « Toi et moi » aux portes de l’au-delà ? Un film sur l’amour fou, en somme. Harry ne dit-il pas lui-même que « l’amour peut faire tourner la tête » ? Et si Miracle Mile n’est pas un film catastrophe c’est parce qu’il affine progressivement ce caractère intimiste si poignant. Tant de questions en suspens, mais on ne voudra pas y répondre, on voudra arpenter encore et encore Miracle Mile, sa richesse, son danger, son irréalité, sa beauté, dans un caddie ou dans le frisson de la nuit.

 

 

Photos : copyright Splendor Films

 

 

 

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A propos de Audrey JEAMART

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