Selon un certain public, un film avec un héros musclé évacue obligatoirement toute forme d’intelligence et d’émotion, ces notions étant incompatibles entre elles. Pour beaucoup, Rambo, au même titre que d’autres longs métrages d’action, est une œuvre décérébrée, tout juste bonne à satisfaire les instincts les plus vils. Le personnage incarné par Sylvester Stallone se traîne, depuis, une image erronée de surhomme que lui confèrent les suites plus ou moins invraisemblables à l’opus de Ted Kotcheff. Une telle mauvaise foi revient à oublier la carrière déjà importante de l’acteur émaillée de films engagés et personnels tels que F.I.S.T., de Norman Jewison, dont il co-signe le scénario avec Joe Eszterhas, ou encore La taverne de l’enfer, qu’il écrit et réalise lui-même.
En réalité, sous les muscles de John Rambo se profile un être fragile et solitaire, plus empreint d’humanité que ses détracteurs veulent bien le faire croire. Ce vétéran de la guerre du Vietnam sillonne les routes des États-Unis à la recherche de ses anciens compagnons d’armes. En vain ! Il est le seul survivant de son unité. En arrivant dans une petite ville paumée, l’ancien soldat se retrouve confronté à l’agressivité d’un shérif hargneux et de ses adjoints. Plus portés sur l’abus de pouvoir que sur le respect de la loi, ils vont ranimer la machine de guerre qui sommeille en John Rambo. La créature de Frankenstein de David Morrell doit son nom à Arthur Rimbaud. Prononcé à l’américaine, cela fait « Rambo » et l’écrivain canadien de l’adopter pour son personnage, voyant dans son histoire un parallèle avec Une saison en enfer. De Rimbaud à Rambo, il existe une autre filiation, qui semble dérisoire avec le recul, le poète français s’étant improvisé marchand d’armes vers la fin de sa vie.
« À la lecture du roman de David Morrell (1), j’ai compris que je tenais là un sujet très fort avec une action violente et très visuelle », s’enthousiasme Ted Kotcheff. Si le texte de David Morrell et son adaptation possèdent une structure similaire, le point de vue adopté par les scénaristes est différent. Dans le livre, le shérif est perçu comme un personnage plus positif alors que John Rambo est décrit comme une machine à tuer dénuée d’empathie. « Finalement, après avoir obtenu les droits », continue le réalisateur, « j’ai dû attendre cinq ans pour le tourner, afin que les fantômes de cette guerre honteuse se dissipent. Le personnage de Rambo est une métaphore, une image de la guerre qui, comme une maladie, contamine, détruit tout sur son passage. Rambo, preuve vivante de carnages inutiles, objet de mort façonné autrefois par cette société qui à présent le rejette, se retrouve au chômage. Toutes les portes se ferment devant lui. Bête traquée, il vit désespérément, son matricule militaire collé à sa peau. » John Rambo part ainsi en quête de cette humanité perdue au cours de son entraînement militaire, de ses derniers oripeaux d’homme civilisé dont l’ont débarrassé les atrocités de la guerre. Lancé dans une recherche désespérée de ses compagnons d’armes, il continue de porter sa veste militaire, ornée du Star Splangled Banner, lui donnant l’impression d’appartenir encore à un groupe.
Le film s’articule autour du problème de réinsertion des vétérans de la guerre du Vietnam dans la vie civile. « Sylvester a beaucoup collaboré au scénario, en a discuté avec de nombreux vétérans pour comprendre à fond leurs problèmes ; Sylvester est un homme passionné qui a besoin de croire profondément en son personnage, de s’y investir complètement. » Avec les deux autres scénaristes, il décide d’accentuer l’aspect perdu du personnage principal, un individu privé de toute attache. John Rambo souffre de la solitude des parias et erre sur les routes, loin des habitations, invisible aux yeux des automobilistes. La mise en scène souligne cet aspect au début du film avec un raccord dans l’axe amené par un fondu enchaîné. Alors en train de marcher au bord de la route, John Rambo donne pourtant l’impression de ne pas avancer, d’être prisonnier du même statut qu’ont les clochards, de l’image que lui renvoie la société civile. Comme si son avenir était bouché. « À leur retour, devant la haine qu’ils inspiraient, certains se sont suicidés », raconte Ted Kotcheff. « D’autres ont subi de fortes dépressions nerveuses, des troubles mentaux graves. Je me suis inspiré d’un incident qui se passait en Louisiane où un shérif fut tué par un ancien du Vietnam aux abois. »
Plus de trente ans après sa sortie et au regard des nombreux conflits dans lesquelles se sont engagées les États-Unis, revoir Rambo aujourd’hui éclaire le personnage sous un autre angle. Sylvester Stallone incarne un anti-héros qui est également l’archétype de la machine à tuer échappant au contrôle de son créateur. Cette figure hantera, par la suite, de nombreux films américains, de Full Metal Jacket, de Stanley Kubrick, à L’enfer du devoir et Traqué, de William Friedkin. John Rambo, individu manipulé et créé de toutes pièces par l’armée américaine, devient le symbole des conséquences d’une politique belliciste. D’ailleurs, les événements qui ont secoué les Etats-Unis comme les attentats du 11 septembre 2001 confèrent au film de Ted Kotcheff le statut d’œuvre visionnaire. Ces agressions perpétrées à l’encontre des intérêts états-uniens par Ben Laden, terroriste formé à l’origine par la CIA pour combattre les russes en Afghanistan, font échos au désordre causé par John Rambo dans cette paisible petite bourgade américaine. Comble de l’ironie et du hasard, après être retourné au Vietnam dans Rambo II La Mission, l’ex-béret vert mettra une fortification russe à feu et à sang, le temps d’un médiocre Rambo III en 1988. Quasiment engagé aux côtés du futur commanditaire du plus spectaculaire acte terroriste de l’histoire des États-Unis dans le même conflit.
Rambo dépeint une Amérique qui, dans ses rêves de puissance et d’expansion, craint le retour de bâton, a peur de voir la guerre débarquer sur son propre sol. Cette structure, empruntée au western, de l’étranger qui débarque en ville et doit affronter les réticences du shérif fait que le film de Ted Kotcheff s’inscrit dans la droite lignée de Soldat Bleu de Ralph Nelson et La horde sauvage de Sam Peckinpah, deux paraboles sur la guerre transposée à l’intérieur même du territoire américain. John Rambo représente, aux yeux d’un shérif Teasle protectionniste, ce risque d’invasion, cette atteinte à ces valeurs qu’il défend avec plus ou moins d’intégrité.
Ted Kotcheff use beaucoup de l’ironie au cours de son récit. Ainsi, John Rambo, au début du film, passe des panneaux qui lui souhaitent la bienvenue à Holydayland, un nom qui sonne comme celui d’un parc d’attraction. En effet, le damné de David Morrell va faire de cette paisible ville son centre de loisirs et transformer la forêt en véritable enfer vert pour des policiers qui veulent jouer les durs. Ainsi, tout ces agents assoiffés de sang, de même que les habitants qui pensent assouvir leurs fantasmes guerriers en s’engageant dans la garde nationale, sont tournés en ridicule quand leur envie d’action butte sur plus fort qu’eux.
La démonstration d’autoritarisme décuplée par les brutalités policières laisse peu à peu la place à un conflit d’egos où chacun veut montrer qu’il est le plus fort, où chacun veut avoir le dernier mot. Le geste du shérif Teasle de déposséder John Rambo de son poignard équivaut à le castrer. Aux yeux du vétéran, il représente une autorité liberticide qu’il ne reconnaît pas comme étant légitime. Les deux hommes entretiennent une relation père/fils dont les valeurs de chacun diamétralement opposées. Le shérif Teasle traite l’ancien militaire avec paternalisme et, dans son arrogance, veut se substituer au Colonel Trautman, le supérieur de Rambo, et, là encore, imposer sa loi à tous les deux.
Ce motif classique du cinéma américain permet d’évoquer une jeunesse sacrifiée sur l’autel de la guerre. Derrière ses airs de survival brutal et aux scènes d’action spectaculaires, Rambo dissimule un drame social sur l’exclusion. Si le film s’avère être moins violent que le livre de David Morrell, cette ultime image, fixe, sur un John Rambo qui regarde derrière lui donne une tonalité mélancolique.
Rambo, qui est aussi une réflexion sur le recours à la violence et les méfaits de la guerre, impose Ted Kottcheff comme un solide artisan du film d’aventure. Avec son directeur de la photo, Andrew Laszlo, il opte pour une approche naturaliste et tourne dans les forêts de la Colombie Britannique. Le décor sauvage, la sécheresse et l’esthétique réaliste du film sont étayés par un montage cut et des scènes parfois dénuées de musique. Composée par Jerry Goldsmith, celle-ci est utilisée avec parcimonie par Ted Kotcheff. Tour à tour mélancolique, inquiétante et martiale, elle magnifie aussi les passages les plus épiques.
Au grand désespoir de critiques indigents, Rambo passe de son statut de film culte à celui, très convoité, de classique du cinéma, au même titre que Wake in Fright, autre chef d’oeuvre de Ted Kotcheff, exhumé récemment.
Rambo
(USA – 1982 – 93min)
Titre original : First Blood
Réalisation : Ted Kotcheff
Scénario : Michael Kozoll, William Sackheim et Sylvester Stallone, d’après le roman de David Morrell
Directeur de la photographie : Andrew Laszlo
Montage : Joan Chapman
Musique : Jerry Goldsmith
Interprètes : Sylvester Stallone, Richard Crenna, Brian Dennehy, Bill McKinney, Jack Starrett, Michael Talbott, Chris Mulkey, John McLiam, Alf Humphreys, David Caruso…
Sortie nationale en salles, le 15 juillet 2015.
(1) Premier sang, de David Morrell, réédité avec une nouvelle traduction aux éditions Gallmeister, collection Totem.
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