Dennis Hopper – « The last movie » (1971)

Le deuxième film de Dennis Hopper est une belle œuvre singulière, un autoportrait déguisé en fiction gigogne qui s’ambitionne comme un grand film d’art américain, rien que ça. Il est surtout l’expérience introspective et lysergique d’un acteur hanté par les figures et les mythes fondateurs du cinéma américain, l’expression hallucinée d’un réel poudré à la cocaïne et embaumé à la marijuana, un véritable trip shooté à la fiction qui fait de la vie même une œuvre d’art…

« Un américain plongé dans le tournage d’un western bas de gamme est choisi comme victime dans une cérémonie  d’indiens locaux qui reproduisent le tournage comme une fête religieuse. La caméra est fausse mais tout le reste est réel… »

Tout auréolé du succès d’Easy Rider – 40 millions de dollars de recettes pour l’un des films les plus rentables du cinéma -, Dennis Hopper  aime son nouveau rôle de chantre de la contre-culture et fantasme une œuvre de cinéma total, arme de destruction massive dressé contre un système hollywoodien vieillissant dont Easy Rider a déjà fait vaciller les fondations. A peine sorti de son road trip westernien, Dennis Hopper fonce au Pérou pendant l’hiver 1969 pour un nouveau projet. Même si les rumeurs les plus folles circulent, l’Universal a encore totalement confiance en son nouveau poulain piqué en douce à la Columbia et à son mythique producteur de la BBS, Bert Schneider.
Dennis Hopper tient entre les mains un magnifique scénario de Stewart Stern : un habile western mis en abîme pour repenser la condition de l’acteur et critiquer de façon troublante l’identité américaine à travers l’un des genres originels de son cinéma. Scénariste de Rebel without a cause (La fureur de vivre, Nicolas Ray, 1955), Stewart Stern est surtout le bras armé du mythe James Dean. Dennis Hopper doit beaucoup à James Dean qui l’a beaucoup épaulé sur le tournage du film de Nicolas Ray. Esprit rebelle, adhésion sans limite à la méthode de Lee Strasberg… Hopper est totalement fasciné par le mythe Dean jusqu’à l’obsession et porte en lui les stigmates douloureux d’une disparition trop vite arrivée. Communiquant régulièrement avec l’esprit de Jimmy à grand renfort de psychotropes divers et variés, Dennis Hopper s’identifie comme le légataire de sa façon de penser, de vivre et de jouer. Sur les traces du Géant de Georges Stevens (1956), Dennis Hopper imagine un tournage initialement prévu à Durango, la ville du Big Duke, John Wayne. Sa carrière y prend actuellement une étrange couleur droitière sous l’influence d’Andrew Mc Laglen. Il faudrait y remédier…
Mais Durango, c’est aussi le lieu de tournages de films mythiques : Ben-Hur (W.Wyler, 1959), Les 7 mercenaires (J.Sturges, 1960), La vengeance aux deux visages (M.Brando, 1961),  True grit (H.Hathaway, 1969), La horde sauvage (S.Peckinpah, 1969), El Topo (A.Jodorowsky, 1970), Le convoi sauvage (R.Sarafian, 1971)… Ce choix délibéré en dit long sur le projet de Dennis Hopper, au croisement du cinéma classique et moderne, lui qui transformait déjà les bikers d’Easy Rider en cow-boys mécanisés. Un projet donc parfaitement « Nouvel Hollywood ».

Au-delà de cette histoire culturelle, il s’agira également de plonger en soi pour laisser la vie nourrir la fiction.
« Une histoire existentialiste » dira Hopper.

Au-delà d’un film gigogne assez habile, The Last Movie est l’occasion d’un bel autoportrait en état de crise(s). Quoi de plus normal pour quelqu’un qui imagine déjà sa propre vie comme une oeuvre d’art? Depuis le début des années 60, Dennis Hopper fréquente les milieux avant-gardistes et achète des œuvres d’art un peu près tout le temps : Lichtenstein, Warhol, Rauschenberg… Tout l’art contemporain est sur les murs de la maison Hopper, également très réputée pour ses fêtes débridées sur fond de partouzes et de LSD. Dennis est branché, il ne lâche pas son appareil photo, témoin d’un moment qu’il estime important et auquel il veut apporter une contribution active : de l’art.
De soi vers la fiction : The Last Movie épousera le mouvement de la méthode Lee Strasberg qui a fondé l’acteur, lui permettra discrètement d’entretenir le souvenir de deux figures légendaires qui l’accompagnent – James Dean et Marlon Brando – et d’un territoire mythique, qui embrasse un souvenir d’enfance et un sentiment fondateur : la magique découverte du western lors d’une inoubliable avant première de Dodge City (Les conquérants, M.Curtiz, 1939). Errol Flynn était là… Dennis était gosse. Et heureux.

Il échoue d’accéder au Machu Picchu lors de son premier voyage mais s’emballe pour la photo  de Chincheros, luxurieux et magique petit village à flanc de coteau. Il s’embarque sur les routes boueuses de la Mount Salkantay, »La montagne sauvage », sommet bleuté qui culmine à 6500m. L’accès au plateau est difficile – jusqu’à 3 heures – quand la route n’est pas impraticable. Les intempéries ne pardonnent pas et rendent le tournage difficile. Le mal des hauteurs prend d’assaut l’équipe d’aventuriers, les excès de drogues finissent de plonger le village dans le chaos total. Le soir ou l’un des membres de l’équipe insiste pour faire fumer un joint à une hôtesse de l’air catholique, la police péruvienne s’en mêle… Certains imaginent déjà s’enrichir en envoyant de la cocaïne au States dans des boites de films 35mm.  Puant la marijuana et portant une cuillère à cocaïne en argent autour du coup, Dennis Hopper est à cran et flippe : le FBI rôde dans les parages avec l’accusation de « trafic international » notifiée sur un papier soigneusement rangé dans son dossier.
Le prêtre local se plaint auprès de son Archevêque pour des séquences du film qui violeraient la doctrine religieuse.
Autant de raison pour livrer le cinéaste corps et âme à son activité préférée : la paranoïa.

Il n’en fallait pas moins pour résumer un tournage fou qui propulse le film dans les sphère des grands film aventuriers, de ceux qui mettent en jeu la vie dans une recherche des limites qui tutoie la folie. Tex est un héros qui n’aurait pas déplu à Werner Herzog – ce tournage au sommet n’est pas sans rappeler Fitzcarraldo – et le tournage semble annoncer ce grand cauchemar collectif que sera Apocalypse Now. The last movie est un donc un double autoportrait : celui d’un homme qui affronte ses démons mais aussi le monde comme territoire d’expérimentation des limites, y compris celles du cinéma. Il est beau de voir cette folie s’emparer d’un film qui ira de plus en plus loin dans la porosité entre réel et fiction jusqu’à perdre son spectateur.

« Tu es plus prêtre que moi  dit le vrai prêtre. Je te donne la permission de te promener en ville dans ton costume de prêtre. Je dirais aux indiens que tu es le Padre Tomas« .

Le fantôme de Jimmy Dean hante le plateau : il y aura une messe spéciale en son honneur, la présence sur le plateau de l’un de ses photographes officiels n’est sans doute pas hasardeuse, Jimmy’s Place est imprimé sur l’une des façades du décor. Tout comme Dennis Hopper, Thomas Milian est obsédé par James Dean. Il est son « Hamlet cubain » comme il lui annonce régulièrement à travers une planche de ouija… Son destin l’a d’ailleurs conduit au Pérou entre les mains d’un de ses amis d’enfance. Totalement habité par son rôle, enivré par la folle ambiance du tournage, Thomas Milian livre une prestation remarquable mais éprouvante : lors du tournage, les villageois marchent dans le sillage du Padre Tomas, jetant des pétales de rose sur son chemin, abandonnant innocemment la réalité pour le rêve du cinéma. Lorsque Tomas Milian rentre à Rome, les indiens se mettent en grève : ils veulent le Padre Tomasito.

« Ohhhhh, tu es un prêtre acteur« 
« non, non, non, non, non, je suis un acteur. Un acteur prêtre« .

The last Movie serait-elle cette œuvre totale qui aurait mis définitivement à bas la frontière entre réalité et fiction?

La démonstration est prodigieuse car elle s’enrichit d’un autre mouvement, complémentaire. Si la fiction se nourrit de la réalité, la réalité est-elle elle-même soumise à la fiction? Sommes-nous condamnés à demeurer des personnages?

Et Dennis à construire sa vie comme un film?
Sur place, Lawrence Schiller assisté de LM Kit Carson réalise un documentaire de premier ordre, The American dreamer. L’objectif du réalisateur est d’explorer et de capter cette « sexualité sauvage » dont fait preuve le réalisateur : Dennis Hopper n’hésite pas à se mettre en scène dans des orgies, nu dans son bain… Au sommet de sa carrière, produit par l’Universal, Dennis Hopper semble vouloir détruire sa carrière, la transformer en échec spectaculaire et glorieux. Une œuvre d’art en elle-même?

Le désert recèle d’une fiction connu de tous : la soif de l’or. Si l’esthétique paysagiste de The Last Movie emprunte à l’abstraction matinée de psychédélisme qui faisait les beaux moments des films d’Antonioni et de Sarafian, il puise son inspiration à la source des récits mythologiques, notamment le cinéma de John Ford – que Hopper consultera pour le montage du film – et Le trésor de la Sierra Madre, avec lequel il partage cet attrait pour la folie sous ses aspects pandémiques.
Parfaitement photographié par Laszlo Kovacs – monteur de Peter Bogdanovitch, de Easy Rider, de 5 pièces faciles… -, The last Movie est l’histoire d’une réalité hallucinée qui plie sous le délire mental et lysergique pour effleurer une forme de mysticisme étrange et presque pasolinien. Le cinéma est un art psychopompe, connecter aux morts et résolument païen, ou, du moins, lié à quelque chose de l’ordre du sacré ou de la religiosité. Voir les chicanos simuler le tournage avec une caméra de paille dit beaucoup du pouvoir de l’image et du cinéma comme « art sacré » propre à transformer le monde et les vies qui l’animent. Tex sera donc sacrifié – pour de vrai? de faux? – sur l’autel du cinéma dans une très belle scène inspirée du Wicker Man de Hardy.

Dennis Hopper quitte le Pérou au début de l’année 70 avec ses bobines et arrive aux Academy Awards ou il est nominé – avec Therry Southern – pour l’oscar du scénario original avec Easy Rider.
De retour, il achète une propriété à Taos pour dresser son Hollywood de la contre-culture, son Mud Palace. Alta-Light Productions commencent à chapeauter quelques projets : le scénario d’un pote de Hopper, Dean Stockwell, et une adaptation à partir des textes de Kris Kristofferson. Mais les relations s’enveniment avec la population locale : Dennis Hopper est violent, il fait le gué autour de sa maison armé d’une mitraillette. Il aurait flinguer un mexicain dans un bar…. Il achète le cinéma local, investit des sommes d’argent importantes dans une salle qui accueillera sa grande œuvre une fois par semaine. En attendant, il projette la journée  des Walt Disney aux gosses du village et des films art & essai le soir.

« Où est le film? »
« Parti. Il est parti. »
« Qu’est ce  que tu veux dire par parti? »
« Tu sais, mec, il est dans ma tête ».

Assis dans l’El Cortez, Stewart Stern regarde le dernière version montée par Dennis. Elle fait 42 heures…et il manque une fin. Totalement défoncé, Hopper peine à finir le film pour lequel il a négocié le final cut. Tandis que son mud Palace ressemble de plus en plus à un asile surpeuplé ou chacun veut faire son western psychédélique, Hopper invite Jordorowsky a faire le montage. Il aurait obtenu un montage final en deux jours immédiatement détruit par le réalisateur.
Ce sont deux étudiants de l’UCLA, Todd Colombo et Rol Murrow, qui prennent en charge le montage… Une version est ramenée à 5 heures… puis de 93 minutes mais créée par des mystiques et des fous. Pendant ce temps là, John Wayne, Andy Warhol, Bo Diddley, Bob Dylan rencontre le nouveau génie de la contre-culture dans son mud Palace, avant-post excentrique du cinéma de l’Ouest.

Ned Tanen, directeur de l’Universal écoute attentivement Danny O’Selznick de son retour du mud Palace. Il est allé à Taos pour profiter enfin de la projection d’une œuvre finie : le film est beau et il plaira sans doute aux européens.
Le film est projeté en présence de Dennis Hopper et de personnalités importantes de la Columbia. Tout le monde accueille avec enthousiasme celui qui vient d’engranger 40 millions de dollars avec Easy Rider. Le film intrigue, parfois plait mais un obstacle demeure : la fin. Lew Wasserman préfèrerait voir le cascadeur Tex du film mort… Peut-être voir Dennis Hopper mort!

Le contrat contracté par Dennis lui laisse le final cut. Il retravaille le film puis…
« J’ai une vision. Je veux mettre la fin au début »
Après ça, il faudra forcément être européen pour apprécier le film. Le film déroche le prix du meilleur film au festival de Venise en 1971. Lew Wasserman s’en fout et condamne à mort le film, « le moment de l’assassinat » dira Hopper. Le film sortira à la sauvette grâce au soutien du légendaire producteur Bert Schneider de la BBS. Il sort dans une seule salle en octobre 1971. Après quelques semaines d’exploitation, il est relégué aux oubliettes…

« Cela s’appelle The Last movie, c’est une histoire qui parle de l’Amérique et de la façon dont elle se détruit elle-même »

 

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A propos de Benjamin Cocquenet

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