En 1976, Franco Rossellini, neveu de Roberto rend visite à Tinto Brass sur la fin du tournage de Salon Kitty et lui propose de réaliser Caligula. Une idée qui enchante le cinéaste, qui l’accepte instantanément. Caligula sera le projet de 3 hommes, de trois gros égos avec des vues très différentes qui vont se livrer bataille : pour Gore Vidal, scénariste du Gaucher, de Soudain l’été dernier, l’idée est de faire un péplum intellectualisé et  d’héritage classique à la Cléopâtre. Bob Guccione, vrai producteur de ce film et boss de Penthouse, envisage un gros péplum érotique qui stimule le regard des spectateurs… et se vende. Tinto Brass entrevoit un équivalent de Salon Kitty dans la Rome antique, satirique et politique où la décadence romaine se ferait le miroir de l’Italie de l’époque. Le tournage commence en été 1976 aux Dear Studios à Rome et se termine en décembre. Le budget passe de 17 500 000 $ à 22 000 000 $. Fidèle collaborateur de Fellini, Danilo Donati conçoit 64 décors fous, mais également les 3500 costumes et accessoires des figurants. Le casting est prestigieux et incroyablement éclectique. Il est probable que les fabuleux acteurs italiens habitués à Pasolini, Fellini ou Bellocchio comme Paolo Bonacelli, Guido Mannari, Leopoldo Trieste ou encore le plus éclectique et génial John Steiner se sont bien adaptés à cette frénésie. Tout comme Malcolm Mc Dowell, déjà habitué du cinéma de l’extrême. Mais comment des acteurs shakespeariens aussi réputés et distingués que John Gieguld, Peter O’Toole, Helen Mirren ont réagi à ce tournage, catapultés dans un tel lupanar –où le spectacle de Tibère et de ses sirènes laisse par exemple toujours pantois ? Le mystère reste entier.  Les premières tensions apparaissent entre Brass et Vidal. L’intellectualisation et l’art du dialogue de Vidal se heurtent à la vision pulsionnelle, ironique et baroque de Brass avec un premier caprice égotique de l’écrivain : que le film s’intitule Gore’s Vidal Caligula. L’empereur Gore Vidal part du tournage, mais le chaos se poursuit à la post-production : Brass n’a pas monté une heure du film qu’il se fait renvoyer de la salle de montage, par un Bob Guccione pas assez rassasié d’érotisme et de violence. Tinto Brass apprendra que des modèles de Penthouse se baladaient nues dans les décors de Danilo Donati encore non démontés, Guccione expliquant qu’il n’y avait pas à s’inquiéter, qu’il voulait rentabiliser au mieux les décors vu le budget et tourner un petit film sur les coulisses, à moins que ce soit un autre petit film transversal à la manière de Roger Corman. La vérité est que Guccione dirigeait en secret avec son ami Giancarlo des scènes pornographiques. Il s’empare du montage, démonte l’heure montée par Brass, caviarde le film de ces inserts hards et reconstruit le film à sa façon, suivant ses fantasmes et ses appétits commerçants, ce qui vaudra à Caligula l’appellation de premier péplum porno – et du porno le plus cher du cinéma. Brass intentera un procès pendant plusieurs années à Guccione : la différence entre sa version et celle de Guccione, affirme-t-il, était la même que celle entre le Colisée et ses ruines. Exténué et soucieux de passer à autre chose pour redevenir cinéaste après trois ans de silence, Brass accepte un chèque de dédommagement et demande qu’on retire son nom du générique. Il n’y est mentionné que comme chef opérateur. En Italie, le réalisateur sera le premier à être accusé de pornographie et d’obscénité, les accusations allant jusqu’à des manifestations de protestation, le film sera saisi 6 jours après son début d’exploitation, entraînant un procès et des condamnations. Brass, ayant renié son film, sera acquitté, ce qui ne sera pas le cas de Rossellini.  Sous ses différentes versions expurgées ou non, Caligula (voir notre critique ici) sera un succès. Plus d’1,4 millions d’entrées en France où il sort en 1980 dans une version coupée. En 2019, le nouveau patron de Penthouse contacte Thomas Negovan, écrivain et historien de l’art  – plus encore lorsqu’il est transgressif ou décadent. Il lui annonce que 90 heures non utilisées du film ont été retrouvées dans les archives du bureau. Negovan va accepter le défi de remonter le film sous une forme inédite, en reprenant le scénario d’origine, en essayant de le suivre à la lettre et en rendant justice le plus possible au jeu des acteurs. Il a également retrouvé les voix d’origine du film qui avait été post synchronisées et les a réintégrées et restaurées.

Le montage de Brass n’a jamais existé. Caligula sera toujours un film sans nom. Toute version sera bien évidemment insatisfaisante et incomplète ; il faudra toujours faire avec les deux montages pour s’approcher de l’idéal, retrouver l’image manquante ; l’Ultimate cut n’a rien d’ultime, la version voulue par Brass est définitivement perdue. 2023. Exit les inserts pornos et les penthouse girls gloutonnes, l’effet de contamination a disparu. En revanche, des plans typiquement brassiens tant attendus n’y sont pas non plus, certains moments cruciaux y sont modifiés, raccourcis, vus d’un point de vue différent quand ils n’ont pas disparu.  Adieu à la longue et splendide douleur de Caligula après mort de Drusilla, adieu à certains plans saisissants de la fin, à la longue errance de Caligula déguisé au milieu du peuple et débouchant sur une scène de théâtre ambulant ou au leitmotiv de l’oiseau de mauvaise augure.  Negovan nous laisse dans un état paradoxal, entre frustration et plaisir : il impose clairement sa vision, ne s’efface pas assez, décide de couper ce qu’il n’aime pas, y compris dans l’inspiration de Brass. Certains de ses partis pris sont discutables, tout comme quelques ajouts numériques minimes ou des fondus enchaînés bien trop doux pour l’univers originel. On regrette également l’absence totale de la superbe partition de Bruno Nicolai ou de Prokokiev ; cependant la nouvelle partition de Troy Sterling Nies, bien que parfois anachronique, s’applique souvent bien aux images : vaporeuse, discrète, cherchant à retrouver les sonorités du synthétiseur de la fin des années 70, période Tangerine Dream.  Bienheureusement débarrassée de ses fellations à gogo, l’orgie écourtée et assagie frustre, manquant de cette folie sexuelle inhérente à l’univers de Brass. Plus furtive, plus timorée, la violence sadienne fuit régulièrement l’hyperbole brassienne pourtant essentielle (notamment le moment du buveur de vin ou celle de la mort du fiancé, totalement absente ici), suggérant que Negovan, effrayé par la trivialité du réalisateur, préfère en atténuer le mauvais goût si constitutif de son monde, ce grotesque caractéristique qui poussait au trop plein du Caligula précédant dans son essence orgiaque. Il manque tout simplement à ce montage une exubérance italienne, sa folie fellinienne. Tout comme on ne cesse de se demander parmi les heures laissées sur la table de montage, le nombre de minutes folles qui auraient pu y être intégrées – et peut être érotiques, on ne cesse évidemment de rêver à une autre version intermédiaire où des humeurs plus latines seraient conviées, et où la distribution italienne y occuperait une place plus conséquente que dans l’actuel générique à domination anglo-saxonne, plus crue, tout en étant tout aussi tragique. On fantasme aussi un Brass redécouvrant toutes ces séquences, et ayant la force mentale et physique de superviser un director’s cut. La frustration fait aussi la singularité de ce film, qui finalement n’existera jamais, ou tout du moins n’existera qu’en version insatisfaisante, dont il faudra se contenter. Il faut se faire à l’idée que de Caligula de Brass, il ne restera que des relectures, et en voici une. Rien ne sert de tergiverser sur la légitimité ou pas de n’avoir gardé que des prises alternatives non utilisées par Brass, dans la mesure où elles ont été tournées elles aussi par le réalisateur, et que des scènes entières qu’il jugeait essentielles ont été coupées à son insu, et rendu le propos de Brass incompréhensible.

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Avec Negovan aux manettes, c’est obligatoirement d’autres choix qui s’opèrent, qui resteront toujours plus légitimes que ceux de Guccione et selon les dires de Malcolm Mc Dowell correspondent nettement mieux au film pour lequel il avait signé. Si ce Caligula n’est pas assez crûment charnel pour être pleinement brassien, il réintègre brillamment le discours du cinéaste. Plus américain, Thomas Negovan s’intéresse moins au débordements latins d’Eros et Thanatos comparables à l’eroguro japonais, que par l’aspect tragique du personnage –et la réhabilitation des prestations des acteurs– et cherche finalement moins à être fidèle à la folie visuelle qu’au projet natif de Brass de faire de Caligula un gamin empereur s’amusant à détruire ses jouets et à se détruire. L’anti-héros n’est plus un super méchant, mais un héros don-juanesque et métaphysique multipliant les sacrilèges, provoquant le destin pour qu’il s’abatte sur lui. Inéluctable. Toute la teneur politique de Caligula, sa colère et sa moquerie y apparaissent au grand jour. Pasolini et sa métaphysique du mal ne sont pas loin. Si ce tyran suicidaire est un danger, c’est aussi parce qu’il met en relief toute l’inanité du pouvoir (et) des dominants. Grâce à ce nouveau montage, on reconnaît aussi tout l’intérêt pour la marge et le peuple qui fera toute la force de Paprika par exemple. Ce concept de pouvoir mis à mal aboutit à une vision quasi marxiste de ces privilégiés gouvernant en haut pendant que le peuple reste en bas. Et l’assassinat du tyran et de sa descendance n’y changera pas grand-chose. Le message est universel et nous atteint encore : ce jeu de mort shakespearien, cette fureur d’un empereur nihiliste glissant vers l’autodestruction dans un énorme rictus, se parent de romantisme lorsque le rire est l’habit du désespoir. Brass voulait un Caligula politique et contemporain, au point qu’on y devine régulièrement l’Italie de la fin des années 70 : le voici.

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Passées ces quelques frustrations, passée cette tentation de comparer, cette vigilance du regard ; quel choc d’admirer pour la première fois cette « orgie du pouvoir » dont parlait Brass que Guccione avait troquée contre « le pouvoir de l’orgie ». Ne boudons pas l’énorme plaisir de découvrir de ces images marquantes, saisissantes, inoubliables de ce freak cinématographique. Le montage Guccione de 2h30 était bancal, saccadé, celui-ci surprend par sa fluidité, recouvre la dimension avant gardiste de « Caligula« , entre l’exubérance et l’épure, parfois même aux frontières de l’onirique, renvoyant aux premiers films de Brass dominés par l’étrangeté et le surréalisme Col cuore in gola (1967) et L’urlo (1968) avant qu’il ne devienne ce pape de l’érotisme.

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On rit désormais peu de ce paysage du chaos, ou bien le rire se fige rapidement tant l’inéluctable est visible, tant le désespoir suicidaire en fait une forme de héros définitivement rebelle et maudit. Caligula gagne en tragique et en introspection ce qu’il perd en grotesque. Les rapports entre Caesonia et Caligula sont approfondis, rendant les 2 personnages féminins passionnants. Et le jeu magnifique d’Helen Mirren y explose. Caesonia, finalement très limité dans le montage Guccione y apparaît comme essentiel, femme amoureuse et fine conseillère, assistant désespérément à la chute de son ange rebelle. Les visages de Malcolm McDowell, Helen Mirren et Teresa Ann Savoy bouleversent, retrouvant l’humanité perdue de ce trio maudit : jeunes, condamnés, entraînés dans leur destin, et peut-être peu éloignés du regard que Brass porte pour la jeunesse italienne de l’époque. Car s’il y a bien un sentiment inédit que l’on saisit dans Caligula c’est bien sa douleur. Dans une des séquences réintégrées –tant désirée par Brass– les plus magistrales, il brise les statues des empereurs : ses larmes envahissent l’écran et nous submergent. Les seconds rôles également y apparaissent comme plus émouvants et souffrants, comme celui de Livia dépucelée et violée par l’empereur le jour de son mariage : le regard désemparé de la magnifique Mirella D’Angelo n’autorise plus le sourire distancié ou la distance ironique de la farce. Dans son seul visage désespéré, on peut lire le scandale du viol du peuple par le pouvoir.

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Malgré les réserves évidentes, après cette relecture de Caligula par Thomas Negovan, nul n’osera désormais classer Caligula dans la liste des plus mauvais films du monde, ni évoquer une direction d’acteur approximative. Caligula est chaos, mais un chaos que contrôlait un cinéaste en pleine possession de ses moyens. Cette version le réhabilite, le trahit partiellement tout en lui rendant justice. Même s’il est un peu trop lavé de ses péchés, le grand film malade, nihiliste et contemporain de Brass resplendit, film-monstre hypnotisant, chaînon manquant entre le Casanova de Fellini, Salo de Pasolini et Les Diables de Ken Russel.

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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