Jiri Menzel – « Trains étroitement surveillés » (Reprise,1966).

Film fondateur d’une nouvelle vague qui s’imposa sur les écrans tchèques quelques années avant le printemps de Prague de 1968, Trains étroitement surveillés de Jiri Menzel est l’attendrissant portrait d’une nouvelle jeunesse transformée par un socialisme « à visage humain », une fable tragi-comique plein de grâce et de volupté qui s’amuse à détourner l’histoire nationale pour égratigner ses contemporains. A travers le parcours initiatique d’un jeune chef de gare en pleine seconde guerre mondiale, Jiri Menzel nous invite dans un conte à la fois intime et universel où son art discret traduit avec délectation et beauté les premiers émois érotiques d’une société en pleine émancipation.

Hiératisme des plans mais narration iconoclaste : il aura suffit d’une très drôle séquence de pré-générique pour que s’exprime le discret propos libertaire de Jiri Menzel, enfant de la nouvelle vague tchèque. La sacralisation de l’uniforme et la ritualisation de l’ascension sociale se frottent d’emblée à l’ubuesque histoire d’un lointain parent, hypnotiseur de chars allemands, qui finira « écrabouillé ». Qu’il soit un képi de chef de gare ou une cape digne de Mandrake, le déguisement est un trompe l’œil : promesse de bon vivre ou s’octroyant des pouvoirs imaginaires, c’est un objet en manque de cinétique, figé par l’image et qui semble d’un autre temps, le dernier simulacre d’une société en panne que l’on devine nourrie de vérités et de valeurs dépassées. Malgré cette chance qui lui éviterait de « trimer », on pressent la fausse route d’un personnage principal engoncé dans un uniforme trop sobre et dont la rigidité du corps et le visage inexpressif contredisent les aspirations libertaires d’une voix-off partie à la conquête de « lendemains qui chantent » que lui promet ce nouveau et confortable statut social.

Pourtant, Trains étroitement surveillés ne s’annonce pas comme le portrait déceptif d’un aspirant au bonheur. Refusant l’âpreté du déchirement entre deux destins – celui d’un individu et d’une nation – que tout oppose, le film de Jiri Menzel privilégie l’évasion et la légèreté d’une vie rêvée. Le lieu presque unique du film – une gare qui semble hors du temps et du monde – devient le terrain de jeux d’une micro-société reconstituée avec un ensemble de figures symboliques : un collaborateur adipeux et rigide à la moustache hitlérienne, un général nazi adepte de syllogismes voyant le monde à travers un monocle à la Von Stroheim, un résistant rabelaisien et cynique dont la calvitie, selon le vieil adage, n’aura d’égal que la virilité et notre personnage principal, un adolescent timide qui – nous le savons – a fait fausse route.

Et puis : des femmes. Quelques très belles femmes.

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Dès lors, cet univers confiné distille une saveur nouvelle : celui de la féminité avec, à la clé, l’éveil à la chair. Déjà « hors du monde », la gare devient un territoire érotisé, un espace scénique beckettien à l’absurdité aphrodisiaque . Mais, ouaté et délicat, le film de Jiri Menzel ne cède pas à la révolution sexuelle qui s’impose à travers le monde des années 60 : récit d’adolescence, il préfère caresser un doux fantasme de femmes, privilégie le derme à des ébats finalement relégués hors-champ ou dissimulés dans l’obscurité. Les personnages féminins eux-mêmes sont des apparitions, des créatures évanescentes qui s’évanouissent dans une lointaine ligne d’horizon ou dans la pénombre, des infirmières comme des fantômes, à la peau diaphane et aux gestes trop lents, qui se dérobent derrière une vitre opaque. Elles ne sont finalement que des projections et ne semblent exister qu’à travers le regard subjectif du désir. Lorsqu’elles s’incarnent, elles sont bien plus chair à convoiter que personnages à caractériser par un statut social particulier, icônes érotiques qui appellent un regard discret ou suscitent une caresse délicate. Elles sont une surface que l’on parcourt ou que l’on imprime bien plus qu’un corps à pénétrer, préférant un effeuillage délicat qui met à bas le déguisement pour mieux mettre à nu les individus, au sens propre comme au sens figuré. Qui s’adonne et s’abandonne à cette mise à nu pourra goûter aux saveurs de ce nouveau monde. Qui y résiste ne pourra se défaire du fallacieux confort d’un déguisement obsolète et sera réduit à un discours absurde – les syllogismes de l’officier nazi – ou à une parole sentencieuse – un « quelle décadence morale ! » qui résonne pendant tout le film, flotte en toutes pièces, échappant à des locuteurs déshumanisés qui ne sont que pantins mécanisés : des « porte-paroles » – au sens propre comme au sens figuré –, les outils serviles d’un passé que l’on devine déjà obsolète et agonisant. Ce sont quelques plans fugaces de chair et de corps féminins qui les feront céder avec fébrilité à un désir qui laissera poindre, un court instant, le reste d’humanité enfoui derrière le statut et la stature.

A contrario, notre apprenti chef de gare semble regarder vers l’avenir. Mais un avenir fait de chemins sinueux et de fausses pistes qui transforme le film en leçon de vie, en récit d’émancipation d’un adolescent poursuivi par un passé castrateur qui ne doit sa survie que dans l’entretien d’un mensonge.

Conte initiatique ou la sexualité représente un rite biologique – devenir un homme – et un acte politique – faire un choix de vie, un choix de citoyen –, le film de Jiri Menzel fait avancer sa révolution en douceur comme une période heureuse. Dans Trains étroitement surveillés, la société ne s’effondre pas mais se dissout dans le rêve, la mécanique révolutionnaire préfère le désir au plaisir. Le changement n’est pas une rupture, il se fait dans le murmure plus que dans le « coup de gueule » du révolté : il est doux comme un baiser et se caresse comme un rêve. La révolution, intime comme universelle, est non spectaculaire et épouse la rondeur gouleyante d’une fesse. Réalisé à l’aube d’une ère nouvelle qui s’épanouira, deux années plus tard, sous l’égide d’un « socialisme à visage humain » imposé par Alexander Dubček dès 1968 et qui s’achèvera la même année par l’invasion du pays par les troupes russes, le film de Jiri Menzel est le témoin d’une parenthèse enchantée. Derrière la figure adolescente questionnée par cette révolution intime, on devine rapidement une jeunesse tchèque qui souhaite en finir avec un communisme vieillissant et rigide.

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Cet écho entre l’individu et la société apporte une dimension universelle que Jiri Menzel parachève en plongeant la « petite histoire personnelle » dans une période historique connue de tous : l’occupation nazie du pays. A cette occupation du pays fait écho l’occupation des esprits par un régime communiste certes agonisant mais à la rigidité morale avouée. Une rigidité dont certaines traces subsistent et qu’il convient d’égratigner par le rire et l’impertinence. Trains étroitement surveillés, tout comme les trains qui le traversent, est un film construit sur de multiples liens et résonnances, un film de l’entre-deux. Entre deux dimensions – universelle et intime –, entre deux époques – hier et aujourd’hui -, entre deux formes esthétiques – burlesque et érotisme – , entre deux âges – adolescence et âge adulte –, entre deux corps – féminin et masculin –, entre deux morts – la grande et la petite – et, finalement, entre deux mondes : le rêve et la réalité. Mais un entre-deux instable et flottant que les subtiles décadrages de Jiri Menzel épousent à merveille : le monde et ses personnages pourraient basculer vers un hors-champs qui inaugure un avenir incertain, un destin qu’il reste à construire. Personne n’est ici à sa place, reste décadré et la gare demeure ce lieu transitoire ou chaque train de passage suggère une direction à prendre. C’est un territoire du merveilleux qu’il nous faudra quitter un jour, avec le monde en destination finale. Un monde ou il ne fait pas encore vraiment bon vivre mais ou il fait bon de se choisir un destin.

Il faudra alors vivre le drame inattendu qui clôture le film comme un événement au-delà du tragique : l’épreuve timorée de la sexualité et de ses multiples petites morts vécues trop précocement aura finalement éveillé notre personnage à un destin noble et engagé. Et la chute malheureuse qui le condamne ne l’envoie pas à la mort : elle l’éjecte hors du rêve adolescent et le renvoie au monde, prêt à l’affronter. Adulte plus qu’héroïque car c’est bien là l’essentiel, notre chef de gare a fait son choix : il peut désormais retourner au monde, sans doute ressuscité et les yeux grands ouverts. Sa vie ne fait que commencer.

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A propos de Benjamin Cocquenet

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