Il Boom est une rareté. Un film méconnu et mésestimé. Considéré comme faisant partie de cette longue période terne et relativement stérile de la carrière du Vittorio De Sica cinéaste, qui commencerait après Umberto D. (1952) et se poursuivrait jusqu’à Il Giardino dei Finzi Contini (1970) ; période durant laquelle le réalisateur n’a connu que quelques rares moments de grâce, comme La Ciociara (1960) ou Matrimonio all’italiana (1964). Aux yeux d’une grande part de la critique, mais aussi du public, ou tout du moins de la critique et du public qui l’ont effectivement vu, Il Boom représente l’une de ces œuvres à travers lesquelles l’auteur de Ladri di biciclette (1948) se tourne, sans grand bonheur, vers la comédie, ou vers un néo-réalisme jugé foncièrement superficiel et appelé couramment « rose » – et dont l’un des exemples significatifs est Il Tetto (1956).
Pourtant, Il Boom, scénarisé par le compère Cesare Zavattini, mérite une attention particulière, car, aussi étonnant que cela puisse paraître, il est l’un des rares films à aborder de front ce phénomène complexe que fut le « miracle économique » italien. Plus explicitement peut-être que ces autres œuvres cinématographiques – essentielles pourtant et qui le dépassent à n’en point douter au niveau des qualités artistiques -, que sont La Dolce Vita de Fellini (1960), Rocco e i suoi fratelli de Visconti (1960), Il Sorpasso de Risi (1962), L’Eclisse d’Antonioni (1962), Le Mani sulla città de Rosi (1963)…
Rappelons que le « Boom » est ce moment d’extraordinairement forte croissance de l’économie italienne, de fulgurante modernisation de la vie sociale et des mœurs dans la Péninsule – en partie dues à l’aide américaine, au Plan Marshall (1947-1951). Il est situé, grosso modo, entre 1950 et 1960. La production industrielle, le niveau de vie moyen d’une grande partie de la population transalpine font un immense bond en avant. Les Italiens se ruent sur les biens de consommation qui inondent le marché : télévisions, machines à laver, réfrigérateurs, voitures, scooters… Ils prennent goût aux loisirs.
Les études sérieuses montrent que ce phénomène cache cependant des réalités douloureuses : l’immigration forcée, vers les grandes villes du Nord, de milliers de citoyens venant des campagnes et du Sud du pays, qui, lui, reste plongé dans une grande pauvreté ; une carence inquiétante des pouvoirs publics au niveau des services, comme la Santé ou l’Éducation.
Au tournant des années soixante, certains parlant précisément des années 1962 et 1963, le « Boom » dérape. Une forte inflation s’installe – due à une flambée des prix, imposée par les entreprises pour contrebalancer les hausses de salaires des employés et des ouvriers obtenues grâce à l’action efficace des syndicats. Ces entreprises rechignent à investir. La spéculation enfle. Le pays connaît une forme de crise, de dépression. L’État ne joue pas son rôle. Le secteur privé, qui voit de toute façon d’un très mauvais œil la montée du centre gauche – le PSDI – aux élections de 1963, se déchaîne. Une frange de la population italienne est prête à tout pour vivre ou continuer à vivre dans l’opulence, pour conserver ses richesses et ses prérogatives. Est venu le temps de la « vie aigre » – La Vita agra est le titre de l’un des romans que consacre l’écrivain Luciano Banciardi à cette période.
Citons, à ce propos, l’historien italien Guido Crainz : « L’abandon des projets de réformes de l’urbanisme, de mesures fiscales décisives et de programme économique global aboutit non seulement à la dévastation du territoire, mais également à une gigantesque fraude fiscale. Il valida le renoncement à toute tentative d’orienter la « grande transformation », ajouta de nouvelles contradictions et de nouvelles inégalités à celles qui existaient déjà et, enfin, encouragea de plus en plus le non-respect des règles collectives ainsi que la tendance à s’enrichir en méprisant celles-ci. De tels messages ne furent pas sans effet dans une société qui vivait sa première période d’« opulence » et voyait en même temps disparaître le vieux monde paysan et ses valeurs désormais dépassées » (1).
Comme il est annoncé et compréhensible d’emblée, Giovanni Alberti, le protagoniste du film de De Sica – incarné par le déjà célèbre Alberto Sordi -, a mené grand train dans un proche passé. On voit que le grand appartement où il vit avec sa femme, son petit enfant et une servante, est situé dans le luxueux quartier romain de l’E.U.R. – ce décor que l’on voit dans L’Éclisse – et donne sur la partie rénovée aux alentours de l’année 1960 : les tours du Ministère des Finances – ou Tours Ligini, du nom de l’architecte qui en a conçu les plans -, le siège de l’E.N.I. – Société Nationale des Hydrocarbures -, le Jardin des Cascades. Au moment où le récit démarre, Giovanni a de graves ennuis financiers. Il est criblé de dettes, est obligé de vivre à crédit, de faire des chèques sans provision. Mais le héros ne veut pas cesser de vivre au-dessus de ses moyens. Notamment parce que son épouse a de très hautes exigences concernant le train de vie de la famille Alberti, et qu’il tient très fort à elle.
Cruel est le monde dans lequel travaille, vit Giovanni. Personne ne veut aider celui-ci, ou ne veut comprendre les problèmes qu’il rencontre et qu’il est de toute façon le obligé de n’évoquer qu’à demi-mot, pour ne pas éveiller les soupçons de sa femme et la monter contre lui, épaulé qu’elle est par un père froid et rigide, général de son état.
Cet univers est décrit comme peuplé de traîtres et d’infidèles – cf. les allusions aux relations extra-conjugales, voire à une forme d’échangisme, toujours de l’ordre du non-dit -, d’individus hypocrites, vulgaires et méprisants envers les autres classes ou groupes sociaux – cf. leur discours sur les homosexuels.
Par tous les moyens, désespérément, parfois en frôlant les limites du ridicule, Giovanni tente de tenir la tête hors de l’eau. Il essaye de gagner du temps, de monter des affaires même si elles sont fragiles, peu encourageantes. Aucun de ceux à qui il s’adresse pour s’associer à lui ne lui fait confiance, ne veut se lancer dans des aventures manifestement risquées.
Le dos au mur, risquant de perdre femme et enfant, Giovanni scelle un pacte diabolique, fou avec les Bausetti, un couple de riches entrepreneurs. Il accepte une opération qui va le mutiler, lui faire perdre quelque chose de sa propre personne – laquelle intervention est menée comme il se doit par un chirurgien d’origine germanique… un ancien nazi ? -, mais va lui permettre de retrouver de conséquentes liquidités.
La satire de Di Sica est féroce. Son regard est plein d’humour, mais derrière lui, se loge une conscience amère, acerbe d’un monde considéré comme courant à sa perte, chutant littéralement, à l’image de ce qui se passe pour plusieurs personnages dans la scène du concours hippique.
L’intérêt du film vient de son sad ending à la fois ouvert et brutal qui clôt le spectacle comique, et, beaucoup, du personnage positivement complexe de Giovanni. Giovanni est un fanfaron téméraire et irresponsable, choisissant, par appât du gain supposé facile, l’aventure incertaine contre la sécurité que lui offrait un emploi antérieur. Comme dénué de scrupules, il est prêt à dilapider l’argent épargné par sa propre mère. Et en ce sens, il s’oppose à Carlo Bausetti qui, bien que présenté comme un patron impitoyable, peu soucieux de la sécurité de ses employés et de la légalité de certaines de ses méthodes, a construit progressivement son activité, sur des bases solides. Mais Giovanni est touchant de sincérité, d’humanité. Son amour éperdu pour sa femme le pousse à se sacrifier.
Il est en ce sens, pour le spectateur, comme le Bruno Cortona de Il Sorpasso. Une tête à claques émouvante. La différence, peut-être, entre les deux protagonistes et entre les positions respectives de Risi et de De Sica, étant que, dans le film de l’auteur de I Mostri, le boomer et ce qu’il représente nuit fortement et surtout à autrui, à celui qui représente les valeurs traditionnelles – en l’occurrence à l’étudiant Roberto Mariani -, alors que, dans le film de l’auteur de Umberto D., c’est surtout, principalement à lui-même que nuit le boomer et ce qu’il représente.
Note :
1) https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2008-4-page-103.htm
Conseil de lecture :
Stefano Adamo , « The Italian Economic Miracle in Coeval Cinema: A Case Study on the Intellectual Reaction to Italy’s Social and Economic Change » (June 7, 2013).
https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2275836
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