Affilié à la Nouvelle Vague Japonaise, Yasuzō Masumura (1924-1986) n’a pas la réputation, en tout cas en France, d’un Nagisa Oshima (1932-2013) ou d’un Shohei Imamura (1926-2006). Masumura fut pourtant très prolifique. On lui attribue la réalisation d’environ 57 films entre 1957 et 1982.
Il faut donc saluer l’initiative de The Jokers Films qui a sorti en salles mercredi dernier, en version restaurée 4K, L’Ange rouge et Tatouage, deux films de 1966 réalisés avec la grande actrice Wakao Yakao.
Avec Tatouage, Masumura adapte la nouvelle homonyme de Jun’ichirō Tanizaki (1910).

Nous sommes à Edo, qui fut le nom de Tokyo durant la période Tokugawa. Le film ne donne pas de repères historiques précis. Il est donc difficile, en tout cas pour nous, de savoir à quel moment de cette ère, qui s’étend de 1600 à 1868, le récit pourrait se dérouler.
Otsuya, la fille d’un riche prêteur sur gages, s’enfuit avec le commis de celui-ci, Shinsuke. Otsuya et Shinsuke donnent l’impression de vivre une passion commune et, en même temps, on sent très vite la jeune femme jouer une comédie, avoir d’autres ambitions que celle de s’unir au jeune homme vis-à-vis duquel elle montre un certain mépris – qui pourrait être, entre autres, un mépris de classe. Cela se ressent notamment dans la scène se déroulant sur un pont. Un pont qui mène les protagonistes vers un autre monde. Pour Otsuya, ce monde sera celui des geishas.

En effet, Gonji, un ami du père censé aider les fuyards, vend Otsuya à Tokubei, un souteneur qui exploite des dames de compagnie.
On sait que, traditionnellement, les geishas ne sont pas des prostituées. La question ne se pose pas vraiment pour Yasuzō Masumuya, même si le terme de « geisha » est utilisé dans les dialogues. Ces femmes de Tokubei sont des catins (1). On peut considérer que le regard du cinéaste est moderne et assumé comme tel, ou alors qu’il fait ressortir, sans hypocrisie aucune, un des aspects de l’activité ancestrale des geishas.

Seikichi, l’un des meilleurs tatoueurs d’Edo, qui travaille pour Tokubei, grave une araignée sur le dos d’Otsuya en y mettant toute son âme d’artiste-animateur (2). Pour lui et pour Tokubei, Otsuya est une femme d’une beauté exceptionnelle. Sa blanche peau à la préciosité de la nacre est mise en valeur par un kimono rouge sang. L’aragne donne à la jeune femme la dimension d’un animal de proie qui va sucer, patiemment, mais sûrement, le liquide vital coulant dans les veines de ses clients et admirateurs, d’une mangeuse d’hommes.
Ou elle symbolise cette puissance qu’Otsuya a quasi naturellement en elle. On s’aperçoit en effet dès le début que la jeune femme n’a pas froid aux yeux, est dotée d’un tempérament audacieux, qu’elle tient tête à ses interlocuteurs. Beaucoup de ceux qui la rencontrent mentionnent cet aspect de sa personnalité.

Tokubei trouve un intérêt financier à ce qu’Otsuya vide les veines et les bourses des hommes, et Otsuya un moyen de se venger d’eux. Et elle prend aussi une revanche, une revanche des plus violentes, sur ceux qui l’exploitent directement. En manipulant, en utilisant Shinsuke, amoureux jaloux. Elle pousse celui-ci à tuer Gonji, l’ami de son père qui l’a vendue à Tokubei, et Tokubei lui-même. Tatouage a des airs de revenge movie radical.

Otsuya est une victime. Elle a pourtant l’occasion de dire à Shinsuke, qui lui enjoint de quitter ce métier dans lequel elle a été plongée, qu’être une geisha ne lui déplaît point. Dans la scène du pont, au tout début du récit, donc, alors qu’elle semblait fuir le domicile de son père pour vivre sa passion avec le jeune commis, elle avait manifesté subrepticement son désir de devenir dame de compagnie.

On l’avait également vue dans le tripot de Gonji se pavaner devant les joueurs, provocatrice (3). Là, se trouvait Tokubei. Et aussi le tatoueur Seikichi, assis par terre et qui regardait les pieds d’Otsuya. Cette partie du corps est importante, car c’est par elle que Seikichi accède à la chair et à la peau de la belle qui est habillée d’un kimono (ici, jaune-doré). Elle a la dimension d’un fétiche. Dans sa nouvelle, Tanizaki développe explicitement cet aspect à propos d’une première demoiselle que rencontre le personnage du tatoueur, laquelle lui échappera cependant : « Pour un œil aussi pénétrant que le sien, les pieds d’un être humain reflétaient autant que le visage tout un jeu d’expressions complexes ; et le pied de cette femme lui apparu comme un inestimable joyau de chair (…) Oui, c’était bien là un pied qui sous peu piétinerait les mâles et se gorgerait de leur sang vif » (4).

Otsuya – et le cinéaste Masumura à travers elle – mêle érotisme et violence thanatique. C’est ce qui fait qu’une partie de la critique a cité le Marquis de Sade et Georges Bataille à propos de Tatouage.
La scène emblématique du tatouage, partagée en deux au niveau de la narration – la première, placée au tout début du film, ayant une fonction proleptique – est parlante de ce point de vue. Les râles d’Otsuya, quand le tatoueur Seikichi grave littéralement son dos, expriment à la fois le plaisir et la souffrance.

Accablé de voir le carnage provoqué par Otsuya, celle avec qui il a quasiment noué un pacte (5), Seikichi décide de tuer Otsuya. Avant de se donner lui-même la mort, ce qui est logique puisqu’il avait mis toute sa vie en l’araignée et en Somekichi – le surnom de geisha d’Otsuya. Le film est d’emblée développé comme une tragédie rappelant parfois, même si c’est lointainement, Macbeth – que l’on pense au terrible sentiment de culpabilité de Shinsuke, criminel aux mains ensanglantées qui s’arrache à lui-même le couteau lui ayant servi à tuer. Tatouage se termine en une boucherie où les corps s’amoncellent.
Une manière pour Yasuzō Masumura de clore son récit avec une pointe morale, mais de montrer aussi qu’Otsuya est marquée à jamais par son statut de femme, et donc de victime en un impitoyable monde d’hommes. Il ne faut pas manquer à ce propos de mentionner la spécificité visuelle de ce film par ailleurs assez classique du point de vue formel et structurel. L’omniprésence de ce que l’on pourrait assimiler à des surcadrages. Pas une séquence où, dans un ou plus plusieurs plans, l’image ne soit encadrée de façon interne par des parties du décor, le plus souvent sombres, par des amorces de parois coulissantes. Le cinéaste rappelle ainsi qu’Otsuya est inexorablement enfermée en sa condition. Il fait également du spectateur un observateur-voyeur et donne sens à la présence qui sera celle du tatoueur à certains moments du récit : un témoin qui, en retrait, à distance, regarde affligé les conséquences accablantes de son Geste créatif.
Un objet a attiré notre attention au début du film, parce que lui aussi symbolise la prison existentielle d’Otsuya-la-vigoureuse. C’est le porte-bougie qui sert à éclairer les lieux plongés dans l’obscurité. Une cage qui enserre une flamme.

Notes :

1) Nous devons nuancer notre propos, car il y a une scène de discussion entre Shinsuke et Otsuya où celle-ci révèle qu’elle a couché avec l’un de ses clients. Ce qui pourrait laisser entendre que, au moins dans l’esprit du jeune homme, elle ne le fait pas avec tous ceux qu’elle accompagne.
2) Le bruit que fait l’instrument manié par le tatoueur sur la peau d’Otsuya est impressionnant et rappelle effectivement la gravure. Notons, à ce propos, que l’art du tatouage au Japon a souvent été comparé à celui des estampes consistant en de la gravure sur bois – images du monde flottant.
3) Dans son article sur Tatouage, datant de 2004, Claudine Le Pallec Marand fait une remarque intéressante sur la fonction du tatoueur : celui-ci serait un « substitut du cinéaste ». Par contre, elle décrit de manière erronée la scène du tripot en parlant d’un « long plan-séquence » et d’un « long panoramique ». La séquence est en fait découpée en plusieurs plans, et certains d’entre eux sont fixes. Cf. « Il était une fois l’érotisme… », Critikat, 22 décembre 2004 : https://www.critikat.com/actualite-cine/critique/tatouage/
4) Cf. Junichiro Tanizaki, Le Tatouage et autres récits (Traductions de Cécile Sakai et de Marc Mécréant), Édition Sillage, Paris, 2010, p.23.
5) Puisque nous évoquons l’idée d’un « pacte » de dimension faustienne, nous pouvons citer Stéphane de Mesnildot, entre autres critique spécialiste du cinéma japonais, qui a selon nous raison d’écrire – à propos de la nouvelle de Tanizaki et de ses liens avec la littérature gothique – : « Le thème du portrait maléfique, ici transformé en tatouage, rappelle Le Portrait de Dorian Gray de Wilde ou Le Portrait ovale d’Edgar Poe ». Cf. « Tatouage et L’Ange rouge de Yasuzo Masumura », Jours étranges à Tokyo, 1er novembre 2022 : https://stephanedumesnildot2.blogspot.com/2022/11/tatouage-et-lange-rouge-de-yasuzo.html?fbclid=IwAR287iVcfWh0F1d0dkHNGm3UNf_jieJ6J76ZQ1BfYgqN2LFsOq8CAPTijNY



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