Youri Norstein et Lev Atamanov – « L’Antilope d’or, la renarde et le lièvre »

Hommage au cinéma d’animation soviétique, L’Antilope d’or, la renarde et le lièvre réunit Youri Norstein et Lev Atamanov dans un programme VF par Malavida en deux volets : fables anthropomorphiques alliant merveilleux et poésie, dans deux appropriations du mouvement et des images bien distinctes. Du récit au cœur de la taïga tout en mosaïque délicate et artisanale, aux touches de couleur impressionnistes, construit sur la rhétorique du refrain (La Renarde et le lièvre, 1973) à la fresque mélodieuse et limpide au cœur de la jungle indienne, jouant sur la caricature et les oscillations colorées des paysages et des lumières (L’Antilope d’or, 1954) ; ce diptyque de l’animation soviétique compose un dialogue entre deux univers imaginaires pénétrants et lyriques, portés par l’art de Youri Norstein et Lev Atamanov, deux cinéastes passés par les studios de Soiouzmoultfilm, pourtant diamétralement opposés dans leur démarche esthétique et narrative.

Alors que La Renarde et le lièvre conte les mésaventures d’un petit lièvre chassé de sa maison par la renarde, la sienne ayant fondu au printemps, L’Antilope d’or dépeint cette créature éponyme dont jaillissent des pièces d’or, convoitée par un cruel maharadjah. L’Antilope d’or, la renarde et le lièvre offre dans ce diptyque Youri Norstein et Lev Atamanov une déambulation à travers les paysages de l’animation soviétique : s’ils mettent tous deux en scène des animaux anthropomorphes au cœur du conte, La renarde et le lièvre et L’Antilope d’or se déploient grâce à deux esthétiques antagonistes du mouvement ; de la composition, du relief des images et de l’étendue des plans ; et du récit, composant un dialogue entre deux univers fabulistes. À l’animation en papier découpé de Youri Norstein répond la rotoscopie de Lev Atamanov. La Renarde et le lièvre évolue par une poésie de la mosaïque, où chaque détail cohabite le cadre à la manière d’un théâtre de marionnettes : dans le froid d’un paysage tout blanc, suspendu par la tombée de lents flocons de neige, se peint le cadre de la maison de bois du petit lièvre, qui joue de la balaïka pendant qu’un feu brûlant crépite dans sa cheminée. Chez Norstein, les cadres se font écho, se superposent et communiquent en l’espace d’un seul plan, comme un décor de théâtre aux mille vignettes.

La Renarde et le lièvre, Youri Norstein, 1973 – © Malavida

La Renarde et le lièvre apprivoise l’intérieur et l’extérieur comme une unité imaginaire, où la maison apparaît comme un décor animé : dans le palais glacé de la renarde, tout brille et scintille, le fond y est épuré, ses contours ont la forme des diamants, et les pièces y défilent à l’arrière-plan, pendant que la renarde, allongée dans son luxueux canapé, demeure immobile. Le petit lièvre, au contraire, est le metteur en scène de sa maison de bois : il y joue la musique, crée la lumière, assemble et orchestre les éléments de son décor pour composer toute l’harmonie de sa pièce. Le papier découpé rompt avec les perspectives, les angles et la disposition des plans, sculptant des lignes de fuites oniriques, si propres à l’imaginaire des contes de Youri Norstein. La Renarde et le lièvre ne joue pas seulement avec le cadre en tant qu’unité spatiale et temporelle, où s’ouvrent et se referment des fenêtres visuelles et narratives ; mais aussi en tant que délimitation des plans —les cadres finissent par s’entrechoquer dans un patchwork de scènes, et les personnages par traverser les bordures, lorsque le coq offre la plume, symbole de sa victoire, à l’ours du tableau d’à-côté. Le cadre, dans le film de Youri Norstein, fait également aussi bien partie du champ que les images mêmes, en se figurant comme un art à part entière : les bordures ornent les images, peintes de motifs délicats, et confèrent un supplément de poésie au merveilleux du conte.

La Renarde et le lièvre, Youri Norstein, 1973 – © Malavida

À toute la beauté animée artisanale en papier découpé de Youri Norstein, succède la limpidité réaliste des images en rotoscopie déployée par Lev Atamanov —dont il faut reconnaître que le film, réalisé vingt ans auparavant, a tout de même un côté assez mal vieilli, surtout en comparaison avec le ravissement intemporel du Youri Norstein. Dans L’Antilope d’or, le mouvement se poétise par une esthétique de la fluidité, des paysages traversés, des ombres harmonieuses et de la perspective conique soigneusement maîtrisée. Chaque mouvement répond à la cohérence du vivant —en tant que cinéma d’animation issu de prises de vues réelles—, ancrant le récit dans une ondulation épique. L’Antilope d’or, à la différence du film de Youri Norstein, opère avec une variation de points de vue dimensionnels, maniant les plongées et contre-plongées tant pour représenter la tyrannique menace du maharadja que la tendresse du jeune héros nourrissant des bébés tigres —là où La Renarde et le lièvre juxtapose les textures pour créer l’illusion du relief ; et préfère les jeux de ruptures visuelles et de saccade pour figurer la tyrannie, ou le gros plan sur un fragment d’émotion (une larme) pour la douleur du tyrannisée.

L’Antilope d’or, Lev Atamanov, 1954 – © Malavida

Atamanov insuffle paradoxalement davantage de peinture dans son cinéma que Youri Norstein, pourtant peintre-rêvé. La composition des couleurs, des variations de lumière, d’ombres et de reflets règne dans L’Antilope d’or : chaque ombre ondule poétiquement sous les corps et animaux, et le paysage se métamorphose au lever du jour ou à la tombée de la nuit, comme en accéléré. L’auteur de La Renarde et le lièvre procède plutôt en marionnettiste ou en sculpteur, jouant avec les textures, la rugosité, et les métaphores visuelles : les oiseaux sur les branches enneigées ressemblent à des poissons dans l’écume, les feuilles tourbillonnent par leur forme, la neige tombe comme des billes de cotons, la larme du petit lièvre grandit telle une sphère scintillante, étoile de son chagrin. L’Antilope d’or offre également, malgré son aspect plus réaliste de l’image, un certain onirisme : notamment lors d’un scène nocturne où le jeune héros travers une plaine peuplée de papillons multicolores, se découpant sur la profondeur bleutée des montagnes, ou encore, par le galops de l’antilope d’or laissant s’envoler des paillettes de ses cornes. Les deux mondes esthétiques communiquant dans L’Antilope d’or, la renarde et le lièvre rendent hommage à l’animation soviétique par ce diptyque du voyage aux pays de la comptine mosaïque et de l’épopée lyrique.

L’Antilope d’or, Lev Atamanov, 1954 – © Malavida

Si Youri Norstein et Lev Atamanov épousent la forme du conte d’animaux anthropomorphiques, leur approche narrative et stylistique emprunte des chemins particulièrement divergents, tant par leur estampe morale que par leur prosodie fabuliste. La Renarde et le lièvre, tout comme par sa définition du cadre en tant que création et mise en scène artistique, parachève cette métalepse cinématographique en énonçant le récit, les dialogues, les onomatopées et le générique par la voix off (Damien Bonnard) : « Il était une fois, une renarde…et un lièvre ». Cette ouverture traditionnelle au conte, non sans une certaine ironie, contraste avec le début in medias res de L’Antilope d’or, où l’on est immédiatement plongé dans l’action d’une course-poursuite, l’antilope galopant sous une musique épique. Dans la structure narrative, Youri Norstein joue beaucoup sur le comique de répétition, et plus particulièrement sur le refrain et le crescendo : le petit lièvre privé de sa maison à cause de la méchante renarde rencontre plusieurs animaux prêts à l’aider sur son chemin — « Bonjour petit lièvre, pourquoi pleures-tu donc ? — Comment pourrais-je ne pas pleurer : j’avais une maison de bois, et la renarde une maison de glace ; la sienne a fondu au printemps, alors la renarde s’est installée chez moi, et depuis, elle m’empêche d’entrer. ». Chaque adjuvant participe au mécanisme du refrain, tant par les dialogues que par les péripéties. Chez Atamanov, au contraire, le récit se rythme par les traversées des paysages, les courses-poursuites et les dialogues amples —là où Youri Norstein fait de la parole une comptine—, et le personnage de l’antilope d’or en tant que créature magique convoitée.

La Renarde et le lièvre, Youri Norstein, 1973 – © Malavida

Le conte anthropomorphique, chez les deux maîtres du cinéma d’animation soviétique, s’élève au rang de poésie sociale. Par deux approches comiques singulières, L’Antilope d’or, la renarde et le lièvre manie l’art du refrain pour l’un, et la caricature pour l’autre, au service d’une peinture de la tyrannie, des enjeux de pouvoir, de l’avarice et de la convoitise. Atamanov use de la satire en faisant le portrait d’un maharadjah tortionnaire, grossier, aux traits accentués, et à la maladresse qui suscite les railleries des animaux de la jungle ; tandis que Youri Norstein prend une certaine distance avec son personnage de tyran, la renarde, que l’on voit davantage agir hors-champ —des objets s’envolent de la maison du petit lièvre qu’elle occupe éhontément lors de ses querelles avec les animaux voulant rendre justice. Par la caricature du maharadjah, avide de richesse, récoltant aveuglément les moindres pièces d’or à quatre pattes ; et la représentation des pouvoirs magiques de l’antilope, L’Antilope d’or réinterprète le mythe de Midas.

L’Antilope d’or, Lev Atamanov, 1954 – © Malavida

Entre anthropomorphisme au service de la satire humaine d’Atamanov, et symbolisme de Youri Norstein, en tant que comédie des apparences, L’Antilope d’or, la renarde et le lièvre offre une richesse fabuliste à la fois par la stylisation des images, du mouvement, et de la mise en scène, et par la posture du conteur : un hommage dépaysant à l’animation soviétique.

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A propos de Eléonore VIGIER

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