Dans la continuité de son diptyque d’animation soviétique sorti au printemps dernier, réunissant Youri Norstein et Lev Atamanov avec L’Antilope d’or et La Renarde et le lièvre ; Malavida a choisi de se consacrer exclusivement à Youri Norstein, proposant une anthologie de quatre courts-métrages du cinéaste en versions restaurées : La Bataille de Kerjenets (1970) ; Le Héron et la cigogne (1974) ; Le Conte des contes (1979) ; et Le Petit hérisson dans la brume (1975). Au-delà de la légende, de la fable et du conte pour enfants, ces œuvres s’offrent à nous comme des fragments d’âme de Norstein, dont l’immense magie artistique ne cesse d’émerveiller : des icônes et fresques du XIV-XVIe siècle animées au cœur d’un opéra de Nikolaï Rimski-Korsakov dans La Bataille de Kerjenets, à la valse du Héron et [de] la cigogne sur une rotonde de pierre en ruines crayonnée dans le blanc de l’hiver ; de l’affliction d’un taureau faisant tourner tristement la corde à sauter d’une petite fille, jouant à l’infini, le temps étiré, sous les accords sépulcraux et les trilles élégiaques d’un prélude de Bach dans Le Conte des contes, au Petit hérisson dans la brume qui, s’y enfonçant, voyage dans un songe nocturne d’une forêt peuplée de mirages et d’échos.
Le maître de l’animation russe convoque une forme d’art visuelle et sonore symphonique, mêlant techniques artisanales de collage en papier découpé, décors en celluloïd (Le Héron et la cigogne), motifs et iconographie historiques (La Bataille de Kerjenets), délicatesse manuelle du dessin aux mille détails ; au relief sonore et musicale accompagnant un refrain de chorégraphies aussi protéiformes que des couples dansant le tango à la lueur ouateuse d’un lampadaire trempé de la nuit, flottant au-dessus de la ville embrumée (Le Conte des contes), qu’une nuée de papillons translucides virevoltant devant le petit hérisson qui, émerveillé, participe à la danse par mimétisme, que le gros hibou vient ponctuer d’un hululement savamment musicien dans Le Petit hérisson dans la brume.
Aux fresques craquelées dans lesquelles se découpent les soldats-pantins aux membres en marche saccadée, inondées de la partition épique et dramatique de Rimski-Korsakov dans La Bataille de Kerjenet, répondent les silhouettes sans visage des veuves de guerre du Conte des contes à la fin de la danse, en suspension dans le ciel nocturne, qui s’efface brusquement en une mer bruissante dont les reflets orangés d’un soleil invisible font scintiller les ombres du deuil. La synesthésie imprègne l’œuvre de Norstein avec une subtilité parfois hypnotisante : dans Le Héron et la cigogne, le héron transporte péniblement un poêle fumant dans le décor des ruines en pierre tapissées de lierre et de fougères, convoquant l’air glacial du ciel blanc de l’hiver ; et dans Le Conte des contes, même le lampadaire semble pleurer de ses larmes de lumières transperçant la brume tamisée, à mesure que la pluie strie et abîme le fond noir d’une nuit sans fin.
« Le Conte des contes » oscille entre le rêve et la mémoire, invitant à la mélancolie du temps suspendu. Par la fragmentation, la cyclicité ou l’absence de linéarité narrative, le cinéaste évoque l’expérience de l’effacement et du surgissement du souvenir dans un monde où l’onirisme pénètre le réel par la moindre fêlure —qu’elle soit symbolique ou formelle, car, chez Norstein, le décor fait corps avec le récit. La narration cyclique coïncide avec le comique de répétition dans Le Héron et la cigogne, où chaque demande en mariage de l’un se heurte au refus de l’autre, puis inversement, dans une dynamique de girouette infernale et humoristique, mais qui, au-delà du simple gag, exprime un désir de revivre —utopiquement— un instant passé dont la joie éphémère, dans la temporalité réelle, ne peut que devenir nostalgie ou regret. Sans même d’ailleurs atteindre ce désir, Le Héron et la cigogne projette le phénomène résistance dès la simple formulation d’un souvenir en devenir —la demande en mariage— avant qu’il ne soit vécu : le héron et la cigogne éprouvent alors une variation sisyphéenne d’une lutte sans fin pour rattraper le temps.
Le petit hérisson du Petit hérisson dans la brume, qui doit retrouver son ami l’ourson dans la forêt pour compter les étoiles, comme chaque soir autour d’un thé, est entravé dans son chemin par l’apparition d’un épais brouillard, rompant la linéarité de sa route et la tangibilité de sa conscience. D’ailleurs, au début du récit, lorsque le hérisson entame son trajet, il s’arrête et se penche au-dessus d’un puits en criant pour entendre son écho —qui se heurte à son reflet dans l’eau— comme pour y chercher, symboliquement, la confirmation de son être dans le réel ; que la brume vient engloutir, de toute sa puissance onirique et d’imagination : « Si le cheval s’endort, peut-il se noyer dans la brume ? », s’interroge le petit hérisson. Ces paroles traduisent sans doute l’essence de ce précieux recueil consacré aux films de Youri Norstein : le pouvoir du rêve et de la mémoire, en tant que motifs et art du récit, et le refuge imaginaire hérité de l’enfance que chacun s’efforce de conserver, malgré le temps qui effrite ses murs. Mais quelques fragments au moins devraient suffire.
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