Restaurer la mémoire
Joli succès récent dans le monde des plates-formes, la série Archive 81 de la showrunneuse Rebecca Sonnenshine (et entre autres produite par l’inévitable James Wan) se fonde entièrement sur l’idée selon laquelle la mémoire est une suite d’images diffractées que l’on peut littéralement restaurer, faire resurgir pour le meilleur (accès à la vérité du fait par l’image, selon une idée finalement toute godardienne) et pour le pire (toxicité des vieux démons enfouis). Il y a quelque chose d’éminemment psychanalytique dans la façon qu’a Sonnenshine de créer un univers concret, tangible à partir des images abstraites, opaques générées par l’immensité toujours empreinte de profond mystère de notre monde cérébral ; dans la manière de faire de son personnage principal spécialisé dans le restauration de bandes magnétiques de VHS et collectionneur de cassettes et pellicules l’instrument principal de ce retour du refoulé toujours casse-gueule car toujours prompt à tomber dans la mélasse de la lourdeur explicative. C’est en prenant au pied de la lettre le mystère et l’effroi accompagnant souvent l’idée de mémoire, en en faisant le substrat de son récit qu’Archive 81 est une réussite, manifeste dans sa première moitié, plus brouillonne dans une seconde partie qui n’est cependant pas complètement inintéressante.
Dan Turner (Mamoudou Athie, émouvant et éberlué) est embauché par le riche magnat d’un étrange conglomérat (interprété par Martin Donovan) pour permettre à des cassettes détériorées dans l’incendie d’un immeuble de délivrer leur contenu. Regardant au fur et à mesure de son travail les enregistrements filmés par une étudiante en sociologie, Melody Pendras (Dina Shihabi, révélation majeure de la série), Dan se rend peu à peu compte que l’immeuble, abritant une secte satanique amatrice de snuff movies, fut une souricière pour la jeune femme, disparue dans le brasier. Et si elle pouvait tout de même être sauvée presque trente ans plus tard ?
Rythmée par des scènes de peur ou d’angoisse bien troussées permettant l’accès à d’efficaces cliffhangers laissant souvent parfaitement en suspens (ceci jusqu’à un final en forme de rampe d’accès pour une seconde saison), la série Archive 81 vaut d’abord surtout pour sa force théorique, faisant du travail de Dan autant un exercice de restauration du passé (dans tout ce que l’idée peut avoir de nostalgique, voire peut-être de proustien) que de reconstitution des faits, de reconstruction d’une mémoire à la façon d’un étrange puzzle scopique, interrogeant autant le statut des images, tout à la fois regard impressionniste d’une jeune femme sur ce qui l’entoure (subjectivité encore accentuée par ses commentaires constants sur ce qu’elle voit et par sa façon de se filmer elle-même jusque dans les moments les plus tendus de l’intrigue), capture toujours immédiate de son éternel présent (car il s’agit bien de l’une des valeurs de l’image : même vue ultérieurement, elle sera toujours le témoin d’un présent immarcescible) et véhicule de la diégèse elle-même, les images restaurées servant de prétexte aux flashbacks montrant la vie de Melody dans l’immeuble Visser.
En interrogeant la place de l’image, la série questionne également celle du spectateur, dont le personnage de Dan semble bien entendu l’émissaire parfait. Il est la parfaite représentation de ce spectateur passif devenant actif malgré lui théorisé par Alfred Hitchcock et son cinéma retors : regardant le monde du point de vue d’une autre personne, assistant par le truchement de l’écran aux étranges et parfois terrifiants événements se déroulant dans l’immeuble (de ses sous-sols à son sixième étage interdit), Dan, par son empathie de spectateur, ne peut que ressentir de l’affection pour celle qu’il scrute, qu’il écoute (de nouvelles images mentales créées par les bandes audio des séances de psychanalyse de la jeune femme incidemment découvertes complètent les images vidéo), jusqu’à avoir l’impression d’interagir avec les images sur lesquelles il travaille, et qui semblent le hanter. L’astuce formidable d’Archive 81 est de faire de cette expérience spectatorielle son moteur émotionnel principal, le véhicule vers les fameuses terreurs et pitiés tragiques prises ici au sens propre des termes. En conversant avec une Melody issue à la fois du présent des images regardées et de son propre passé, en se faisant menacer lors d’une scène terrifiante par l’une des résidentes satanistes de l’immeuble Visser à travers l’écran d’un moniteur qui a tout de la projection mentale, ou se faisant assaillir par un démon vivant dans les parasites des VHS, présence moins enfermée dans l’image que dans la perception que l’on peut en avoir, Dan peut être considéré comme une allégorie de notre propre condition de spectateur, parfois poursuivis que nous sommes par un plan, une scène, un personnage, un récit, une situation filmique qui, de façon incontrôlée et incontrôlable, nous hantera, nous poursuivra, imprimera notre esprit de façon indélébile. Le personnage du restaurateur de films est un voyeur compulsif (les plans du visage de Mamoudou Athie regardant ses écrans sont les pulsations de chacun des épisodes de la série). Un cinéphile jamais rassasié (ses t-shirts en sont la preuve), et Archive 81 une série cinéphile (les références sont visibles et pléthoriques, créant parfois le soupçon d’un petit manque de personnalité) sur le rapport à la cinéphilie de ceux qui la regardent. La mise en abyme, souvent très bien menée, est parfois vertigineuse.
Dire cela ne contredit pas le fait que cette fiction soit aussi fondée sur l’idée d’une reconstitution de la mémoire, sur l’élaboration de conditions propices à un retour du refoulé, à l’image manquante mais marquante qui, à terme, fera sens. La cinéphilie peut être une mémoire, une nouvelle forme de Subconscient dans lequel on peut se perdre, ou retrouver les images qui nous hantent et nous constituent, avec lesquelles nous conversons dans nos rêves plus ou moins éveillés, dans lesquelles nous nous réfugions en même temps qu’elles peuvent nous ronger (ce discours n’est pas sans évoquer le rapport ambivalent d’un Edgar Wright face à la force ambigüe de l’image cinématographique, montrée dans tous ses films comme tout à la fois réconfortante et toxique). Le final de la série, emprunté à la saga Insidious (dont le maître d’œuvre est… l’inévitable James Wan !), montre bel et bien le voyage du cinéphile dans sa propre cérébralité, à la recherche éperdue de l’image manquante, quitte à y laisser de côté les repères qu’il peut avoir dans le monde sensible. Archive 81 est donc troublante de ce point de vue : si la série rend hommage au charme délicieux de la perte onirique dans les vapeurs de la cinéphilie révélatrice de la vérité du spectateur, elle puise aussi dans la même source la peur la plus profonde de notre propre aliénation, qui alimente de façon un brin perverse son entertainment horrifique. L’ambivalence de cette fiction loin d’être parfaite (baisse de rythme dans la seconde moitié de la saison, sorcellerie et démonisme menant la série sur des chemins un peu moins originaux entre les épisodes 5 et 8) la rend pourtant décidément fascinante.
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