En 1993, l’expérience douloureuse de Body Snatchers a alimenté les rumeurs décrivant un Abel Ferrara absent des plateaux, laissant à son talentueux chef opérateur Bojan Bazelli le soin de réaliser le film, ce qui laisse un peu dubitatif au vu de l’exceptionnelle réussite de cette nouvelle variation du roman culte de Jack Finney, digne de celles de ses prédécesseurs Don Siegel et Phillip Kaufman. Parallèlement, il tourne Snake Eyes, auto-fiction narcissique doublée d’un film méta – le film dans le film – avec une Madonna dans une performance quasi masochiste. Pas démonté, Ferrara poursuit sa veine fantastique mais cette fois-ci loin des studios pour une petite production fauchée tournée en 20 jours sans star, si ce n’est l’apparition méphistophélique à la fois très brève et marquante d’un Christopher Walken impressionnant. Le cinéaste revient en grand forme avec cette œuvre radicale où il jette en pâture, parfois sans souci de cohérence ou d’ordonnance, toutes ses idées narratives et formelles au risque de l’indigestion.
The Addiction s’ouvre par un diaporama de photos choquantes montrant les exactions commises par l’armée américaine pendant la guerre du Vietnam, et notamment celles, insoutenables, de corps décharnés d’enfants abattus gisant sur le sol. Ces images d’archives illustrent un cours de philosophie à la faculté de New York devant le regard médusé et fasciné de Kathleen, étudiante en thèse fascinée par l’origine du mal.En sortant de la séance, s’adressant à son amie, un peu perturbée, elle lâche : « C’est le pays entier qui était coupable, on ne peut condamner un seul homme ».
Dès l’introduction, Abel Ferrara pose les enjeux ambitieux et parfois confus de son film : le mal est-il imputable à l’individu ou à la responsabilité collective, celle de tout un système ? Fausse question théorique où Ferrara brouille les pistes pour désarçonner, provoquer un peu plus ses détracteurs qui risquent de détester un film qui affiche, dès le prologue, sa prétention et sa suffisance en trompe-l’œil avec beaucoup de distanciation. Par ailleurs, le film est bardé de références philosophiques, de Sartre à Nietzsche en passant par Kant et Heidegger, dans une logorrhée d’extraits volontairement fumeux où Abel Ferrara se met finalement au diapason des étudiants qu’il observe non sans ironie et auto-critique. Summum de ces génuflexions arty pouvant sérieusement irriter l’amateur classique de film de genre : la discussion très dandy entre Kathleen et son professeur dans un club branché lors d’un concert de violoncelle. A ce moment-là, il est légitime de se demander si Ferrara ne se paie pas notre tête.
Les interrogations pertinentes sur la place du mal au cœur de la société cèdent aussi à des réponses qui partent dans tous les sens et obscurcissent la perception du spectateur pour une simple raison : la pensée de Ferrara est celle d’un artiste, pas celle d’un penseur ou d’un théoricien ; il feint de donner à son film une enveloppe « intello » new-yorkais. Les égarements christiques du scénariste Nicolas Saint John alourdissent parfois un récit foisonnant qui oscille entre le grotesque et le sublime. Le traitement de la dépendance au mal, sujet ô combien métaphysique, en devient alors ponctuellement un peu scolaire. Phagocyté par l’influence de son scénariste et son catholicisme de pacotille, Ferrara empile ses références un peu par-dessus la jambe avec une probable ironie de la citation qui lui sert de protection, de carapace contre la contamination qui envahit l’oeuvre.
Car très vite, il rentre dans le vif du sujet : The Addiction ne sera rien d’autre qu’un film sur la transmission du mal, sa circulation souterraine, à travers le parcours chaotique de la jeune étudiante qui en fait l’expérience. De façon malicieuse, déjouant les apparences, le cinéaste revient sur les rails du pur film de genre. Kathleen est mordue par une séduisante prédatrice de la nuit, elle éprouve une grande fatigue, perçoit intimement des changements dans son corps. Elle perd l’appétit et se transforme progressivement en prédatrice invitant ses victimes à partager ses désirs. Ferrara obéit à la lettre aux codes du film de vampires même si, par souci de réalisme, il évite de montrer les canines acérées, les pieux et tout le petit décorum gothique des productions de la Universal et de la Hammer. Il préfère suggérer, jouer sur les ombres expressionnistes, se référant explicitement à Friedrich Murnau et Jacques Tourneur.
Une fois le grand sujet exposé, il se faufile par la petite porte et déroule son fascinant film d’horreur symbolique tournant évidemment, comme son titre l’indique, autour de la drogue, mais également autour du mal, comme si les deux thèmes étaient intrinsèquement liés pour le cinéaste, ceci intimement bien plus que moralement. On peut lire The Addiction comme un exutoire des névroses de Ferrara, un autoportrait d’un artiste consumé par les drogues et l’alcool, à la recherche d’une sortie éventuelle. La descente aux enfers de Kathleen – formidable Lily Taylor, probablement dans son meilleur rôle -, alter ego de Ferrara au point de lui ressembler étrangement lors de certains plans, s’apparente évidemment à un long shoot, jusqu’à l’overdose avant la résurrection. Le parcours erratique de l’héroïne, immersion dans une souffrance qui se mêle à l’extase, atteint son paroxysme lors d’une extraordinaire séquence d’orgie donnant l’illusion que le mal a envahi l’humanité. Ferrara dépasse soudain son sujet et trouve une puissance cinématographique héritée des plus grands films d’horreur, habités par une vision du monde cauchemardesque.
Grand film de la dépression, introspection d’un cinéaste qui cherche un sens à son existence dans lequel il se livre corps et âme, The Addiction prend des allures de confession, celle d’un artiste au bord du gouffre, tiraillé entre sa fascination morbide pour le mal et son désir naïf de rédemption. Il se révèle aussi comme un immense formaliste qui, par ses choix esthétiques, parvient à transcender la lourdeur d’un scénario aux accents puérils de dissertation pour étudiants découvrant Nietzsche et Sartre. La fluidité du montage déroulant les fondus enchaînés, qui sont raccords avec la photo blafarde et sombre de Ken Welsh filmant magistralement le monde de la nuit, révèle le meilleur de cette œuvre inconfortable, parfois maladroite mais d’une très grande force cinétique, à commencer par la manière dont il filme les rues interlopes de New York.
The Addiction mérite d’être redécouvert comme si on le visionnait pour la première fois. La meilleure façon de l’apprécier est sans doute de le regarder pour ce qu’il est : un admirable film de vampires à la beauté funèbre et fragile, renouvelant de façon étincelante un genre alors moribond au milieu des années 90.
Le film, totalement inédit en support physique en France, sort enfin en Blu Ray et DVD chez Carlotta bardé de bonus passionnants.
ENTRETIEN AVEC LES VAMPIRES (31 mn) : Dans ce documentaire réalisé en 2018 par Abel Ferrara, les acteurs Christopher Walken et Lili Taylor, le compositeur Joe Delia et le chef opérateur Ken Kelsch évoquent leurs souvenirs du tournage.
ENTRETIEN AVEC ABEL FERRARA (16 mn) : Le réalisateur développe la métaphore du vampire et salue l’incroyable investissement de son équipe sur The Addiction.
ANALYSE DE BRAD STEVENS (9 mn) : Quelques pistes de lecture du film par le critique de cinéma britannique Brad Stevens.
ABEL FERRARA PENDANT LE MONTAGE DE « THE ADDICTION » (9 mn) : Le cinéaste présente son film The Addiction, alors en pleine phase de montage à New York.
BANDE-ANNONCE ORIGINALE
(USA-1995) de Abel Ferrara avec Lily Taylor, Christopher Walken, Annabella Sciorra
Durée: 82 mn (Blu Ray), 79 mn (DVD)
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