Cinéaste singulier dans le paysage cinématographique français, Alain Jessua marqua les années 70 avec des films politiques et sociétaux tout en flirtant avec le cinéma de genre (quand il n’y pénètre pas plus frontalement comme ce fut le cas avec les oubliables Frankenstein 90 et Les Couleurs du diable). S’il ne jouit pas de la même postérité que Bertrand Blier ou Yves Boisset, il partage avec eux un même regard caustique sur la société de la fin des trente glorieuses qui bascule alors peu à peu vers le libéralisme forcené des 80’s. Après avoir fait ses armes en tant qu’assistant de Jacques Becker (Casque d’or), Marcel Carné (Terrain vague) ou Max Ophüls (Lola Montès), il signe en 1964 un premier long-métrage, La Vie à l’envers, récompensé du prix de la meilleure première œuvre à la Mostra de Venise. Lumineux et enlevé, se lovant dans les thématiques et évolutions chères à la Nouvelle Vague encore en plein boum, il gagne rapidement un statut culte auprès de nombreux cinéphiles parmi lesquels Martin Scorsese qui le cite comme l’une de ses principales sources d’inspiration. Par la suite, son cinéma se fait plus acerbe, plus critique, brassant des thèmes forts comme l’injonction au bonheur (Paradis pour tous), le culte de la jeunesse mâtinée de lutte des classes (Traitement de choc) ou encore les dérives sécuritaires (Les Chiens). En 1988 il décide de laisser de côté (en apparence du moins) ses habituelles « fables moralistes » comme il les appelle, pour se consacrer à l’adaptation d’un roman d’André Lay, Suicide à l’amiable, paru chez Fleuve Noir. Il en résulte En toute innocence, édité en combo Blu-Ray/DVD par Studio Canal au sein de la fameuse collection Make My Day ! dirigée par Jean-Baptiste Thoret. Le film suit les mésaventures de Paul Duchêne (Michel Serrault), architecte à la tête, en compagnie de son fils Thomas (François Dunoyer), d’une entreprise fleurissante. Tout semble aller pour le mieux jusqu’à ce qu’après avoir découvert l’infidélité de sa belle-fille Catherine (Nathalie Baye), un accident de voiture le prive de l’usage de la parole et de l’usage de ses jambes…
Avec son plan d’ouverture sur une rivière calme qui borde un vaste domaine et une villa luxueuse (lieu quasi unique du film), dans laquelle une famille bien sous tous rapports s’active, En toute innocence renvoie d’office au vernis que s’amusait à écailler Claude Chabrol et ses thrillers mettant à mal les petits notables de province. Paul est de cette trempe, entouré de ses proches aimants, son fils et sa belle-fille, ainsi que du fidèle associé Didier (Philippe Caroit), tout semble lui avoir réussi, seule manque au tableau son épouse que l’on devinera décédée au détour d’une réplique. Les premières minutes baignent dans cette ambiance de tranquillité et de nonchalance renforcée par la bande originale de Michel Portal, mais ce portrait idyllique renferme déjà en son sein toute la perversité qui contaminera le récit. Dans son introduction, Jean-Baptiste Thoret présente le film comme « au croisement de Chabrol et Buñuel», sans cesse à la frontière du réalisme et du fantastique, à l’instar de la filmographie de Jessua. Comme chez le réalisateur du Boucher, sous les apparences bourgeoises fréquentables, les rapports humains se révèlent plus torves, plus sournois. Il est d’ailleurs amusant de constater que Baye, Serrault et Suzanne Flon (interprète de Clémence, la femme à tout faire et confidente) ont tous également tourné sous la direction du cinéaste. Avec l’auteur de L’Ange Exterminateur, il partage un même rapport au surréalisme, la paranoïa grandissante du personnage principal se parant parfois d’une touche d’onirisme. L’amour véritable que partagent Paul et Catherine pour Thomas, devient la source du jeu pervers, mêlé de haine, de méfiance et parfois de complicité, qui se met en place entre eux. De l’infidélité inaugurale au twist de milieu de récit qu’il vaut mieux taire, le secret et le non-dit (importance des choses qui sont passées sous silence) sont au cœur du film, le protagoniste lui-même cultivant une relation avec une femme mystérieuse surnommée « la dame de Saint-Émilion ». Malgré certains défauts comme des personnages secondaires pas toujours réussis (le flic faussement affable), une facture presque télévisuelle et un montage parfois hasardeux (en témoigne la scène de l’accident), le long-métrage révèle un humour à froid qui fait mouche (le carton jaune qu’adresse le héros aux personnes qui l’agacent) et s’avère assez visionnaire, notamment au sujet de la domotique. Mais sa vraie force réside dans cette manière de transformer le quotidien de cette famille, la désintégration de ce clan, en expérience sociologique et intime (à l’image de cette maison miniature) que Duchêne va observer patiemment, avec la même méticulosité qu’il met en œuvre pour prendre soin de ses chers bonsaïs, observant depuis sa serre toute la vie qui s’agite autour de lui.
Duchêne n’est pas un personnage actif, toute son existence est celle d’un voyeur passif, il valide les choix de son fils dans l’entreprise mais ne met pas (ou très peu) la main à la patte. Le bouleversement de son existence va se jouer au détour d’une scène entrevue à travers une simple porte mal fermée. Si la séquence ironique des auto-stoppeuses précédant son accident démontre qu’il ne voit que ce qu’il veut bien voir, lors de ce tournant fatidique, il y voit presque malgré lui ce qu’il n’aurait jamais dû voir. Michel Serrault, comédien truculent, jouant de sa voix, de ses intonations, est ici excellent dans un rôle presque entièrement muet. Il est rapidement privé de la parole, ne devenant qu’un « œil », pseudonyme qu’il portait dans le fantastique Mortelle Randonnée. Acteur comique au départ ayant pourtant marqué l’histoire du polar français, de Garde à vue de Claude Miller à Assassin(s) de Mathieu Kassovitz, il est le cœur du film de Jessua, le reflet du spectateur intégré au long-métrage même. Pendant hexagonal du James Stewart de Fenêtre sur cour (ils partagent le même fauteuil roulant et les mêmes penchants voyeuristes), il sera le témoin du complot ourdi contre lui. Sans que jamais le scénario ne désigne clairement ce qui relève de la réalité ou de sa paranoïa, le moindre soupçon, le moindre indice passent par le regard qu’il pose sur des gestes, des attentions, des réactions. Catherine déclare même « il est très observateur », une manière de signifier qu’elle n’est pas dupe de son insistance, complétant une longue liste de jeux de mots et de références à la vision (« il faut regarder les choses en face »). Les mots justement, ou plutôt leur absence, ont une place prépondérante, de par le mutisme du héros mais aussi le rapport qu’entretiennent les autres avec ce handicap. Quand l’un des personnages déclare « il faut qu’on parle », il est évident que le dialogue ne sera qu’à sens unique. Les notes qu’il écrit pour s’exprimer finiront par se retourner contre lui, il découvre ainsi que l’on peut faire dire ce que l’on veut un quelqu’un qui se tait. Comme un contrepoint à ce silence, Clémence devient la femme d’action, celle qui parle plus qu’elle ne devrait, exaspérant parfois le protagoniste, mais devenant aussi celle qui agit à sa place, elle est le discours et les actes qu’il ne peut plus faire. Ironiquement la seule et unique séquence où il se décide à agir, à intervenir physiquement se conclut tragiquement, dévoilant son incapacité à s’impliquer concrètement dans la vie de son entourage. Cruel, le film l’est évidemment, à l’image de ce plan sur cette mère oiseau déchiquetant une proie afin de nourrir ses petits que l’handicapé observe malicieusement, comme conscient du destin funeste qui se trame. Si Alain Durieux, interprété par Patrick Dewaere dans Paradis pour tous, refusait de se fondre dans une société prônant le bonheur absolu comme mode de vie, Paul ne peut plus (ou ne veut plus) prendre part à la mascarade, aux faux-semblants qui l’entourent, aux mensonges, aux secrets et aux actes hypocrites, et se tourne (malgré lui) vers le silence et l’inaction comme refuge, comme échappatoire.
Disponible en combo Blu-Ray / DVD chez Studio Canal.
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