Alan Parker – « Angel Heart » (1987) & « Mississippi Burning » (1989)

Angel Heart (États-Unis, Canada, Royaume-Uni, 1987)

ANGEL HEART © 1987 STUDIOCANAL LTD. TOUS DROITS RÉSERVÉS.

Que reste-t-il du cinéma d’Alan Parker dix-sept ans après la sortie de son dernier long-métrage, La Vie de David Gale ? Issu d’une génération de metteurs en scène britanniques (Ridley et Tony Scott, Adrian Lyne, Hugh Hudgson) venus de la publicité avant de partir à la conquête d’Hollywood entre la fin des 70’s et le début des 80’s, on peut constater un net regain d’intérêt pour ses travaux au cours des dernières années. En témoignent, les récentes ressorties d’abord chez Elephant Films des Cendres d’Angela puis en salles d’Angel Heart, désormais disponible dans un coffret Steelbook 4K Ultra HD + Blu-Ray édité par StudioCanal, en attendant que Mississippi Burning ne lui emboîte le pas (le film est attendu en mars en Blu-Ray chez L’Atelier d’Images et sur grand-écran). Cinéaste à bien des égards emblématique de la décennie 80, à commencé par une esthétique léchée et modeuse, que le temps n’a pas toujours épargné, il est parvenu à remporter francs succès publics (Midnight Express, Fame, The Wall) et prestigieuses récompenses (Birdy, Grand prix du jury à Cannes en 1985). Pas aussi conspué qu’Adrian Lyne, Parker ne sera pourtant jamais en odeur de sainteté avec la critique (à minima une large partie), qui focalisera volontiers sur certaines facilités, afféteries plus ou moins coupables et problématiques selon les films. Si une recherche de la séduction immédiate constitue chez lui une limite récurrente (jusque dans le vieillissement prématuré de plusieurs de ses œuvres), à l’instar du réalisateur de Flashdance, il possède sens de l’image non négligeable. Lorsqu’il entreprend d’adapter Falling Angel (Le Sabbat de Central Park) de William Hjortsberg (par ailleurs scénariste du Legend de Ridley Scott), un roman noir teinté de fantastique, se présente l’opportunité de dévier quelque peu d’un cinéma trop ouvertement consensuel. Une rupture trois ans après un Birdy longtemps pressenti pour la Palme d’Or finalement remise à Emir Kusturica et son Papa est en voyages d’affaires. Il réunit à cette occasion l’acteur du moment, Mickey Rourke, auréolé du succès de 9 semaines 1/2, remarqué auparavant dans L’Année du Dragon de Michael Cimino face à un Robert De Niro définitivement consacré en 1980 avec Raging Bull, également inoubliable en 1984 dans Il était une fois en Amérique de Sergio Leone. En 1955, à New York, le détective privé Harry Angel (Mickey Rourke) est engagé par un certain Louis Cyphre (Robert De Niro, Louis Cypher en VO) pour retrouver la trace de Johnny Favorite, un ancien crooner qu’il avait contribué à lancer. Devenu invalide pendant la guerre, ce dernier croupirait dans une clinique psychiatrique de la région, mais M. Cyphre soupçonne l’établissement de couvrir sa mort. Harry Angel apprend bientôt que Favorite a été enlevé par deux personnes originaires du Sud des États-Unis, moyennant finance. L’enquête va s’avérer plus dangereuse que prévue, semant la mort sur son passage. Elle conduira également le détective sur les terres mystiques de La Nouvelle-Orléans…

ANGEL HEART © 1987 STUDIOCANAL LTD. TOUS DROITS RÉSERVÉS.

Angel Heart s’ouvre dans un New York enneigé, animé par la fumée s’échappant des plaques d’égouts et quelques inserts intrigants (un chat, un chien errant, un cadavre ensanglanté), le tout enrobé d’une bande-son bicéphale (composée par Trevor Jones et le jazzman Courtney Pine). Une atmosphère froide et violente, en guise d’avant-goût, tandis que le film semble emprunter la voie du néo-noir : Harry Angel introduit cigarette en bouche, vêtu d’un imperméable au milieu de la rue. Alors que l’enquête principale s’apprête à se lancer du côté d’Harlem (quartier qui historiquement constitue une place forte tant pour la culture afro-américaine que pour les mouvements des droits civiques), plusieurs éléments amenés à prendre davantage d’importance sont amorcées en fond. On pense aux notions de transmutation et de réincarnation, audibles au cours d’une messe baptiste, induisant le religieux et le surnaturel. Lorsque la cérémonie se conclue avec une réclamation d’argent explicite du prête, où le paradis est comparé à une Cadillac puis à une Rolls Royce, Alan Parker plus souvent enclin à pratiquer le premier degré, dévoile une ironie inattendue. Aux codes du film noir qu’il embrasse un à un (détective privé, meurtres, dimension tragique et fatale à travers la descente aux enfers du protagoniste), le cinéaste impose des motifs visuels (ventilateurs, stores, escaliers) imprimant immédiatement la rétine, quitte à les répéter inlassablement. Plus que son intrigue, parasitée par divers éléments peu subtils, les noms des personnages (Angel / Louis-Cypher / Epiphany), des symboles et métaphores appuyés (l’œuf allégorie de l’âme par exemple) ou encore des dialogues atténuant l’ambiguïté, Angel Heart est avant tout une œuvre d’ambiance. Ses ambitions thématiques se substituent à des visions de cinéma parmi les plus inspirées de la carrière de son auteur, lesquelles lui permettent également de s’émanciper de ses propre limites (flirt avec une approche héritée du clip au sens le plus caricatural du terme, procédés parfois redondants). Surtout, l’originalité du récit tient moins à ses révélations qu’à la contamination d’un canevas classique de polar par le fantastique, d’un virage vers le genre pur conduit en douceur. Conçu en deux parties homogènes, l’une à New York, l’autre à la Nouvelle-Orléans, le long-métrage réinvente son imagerie à mi-parcours et salit peu à peu ce qu’il s’est échiné à façonner, dessiner. La froideur new-yorkaise cède la place à la chaleur de la Lousianne, les cérémonies religieuses traditionnelles sont remplacées par des rites vaudous. Le surnaturel et la sorcellerie prennent alors une place croissante, les influences et références s’entremêlent. Une hybridation et transformation des codes symbolisée jusque dans le métissage du personnage d’Epiphany, elle-même à la fois femme fatale et prêtresse mambo.

ANGEL HEART © 1987 STUDIOCANAL LTD. TOUS DROITS RÉSERVÉS.

L’évolution géographique et stylistique accompagne une autre mue, celle d’une approche un temps en surface, qui glisse peu à peu vers quelque chose de plus viscéral et charnel. Alan Parker moins obnubilé par la quête de récompenses, s’abandonne à un cinéma dont il a jusqu’à lors été étranger, surtout il n’hésite à transgresser et pervertir un objet, au demeurant mainstream. Citons par exemple, la courte mais intense séquence de transe : violente, musicale et habitée. Moment de révélation importante, bascule définitive vers un registre plus incertain, elle témoigne d’un désir de mise en danger. Il s’agit de l’une des apparitions marquantes d’Epiphany, une jeune femme incarnée par Lisa Bonet qui trouvait ici son premier rôle sur grand écran. Le personnage sera par la suite définitivement iconisé, lors d’une scène intime avec le héros (sensiblement plus âgé qu’elle qui n’a que dix-sept ans), incroyablement graphique où se mêlent pluie, sueur et sang. Passage doux, sensuel et brutal, d’un jusqu’au boutisme rarement observé au sein d’un long-métrage de cette envergure (Basic Instinct sortira cinq ans plus tard). Le réalisateur devra se résoudre à amputer la séquence d’une dizaine de secondes pour l’exploitation en salles, histoire d’éviter une censure maximale tandis que l’actrice sera renvoyée du Cosby Show dont elle était l’une des vedettes (elle réintégrera l’émission ultérieurement). En plus d’une violence jamais dissimulée, le film laisse progressivement libre court à un nihilisme assumé (qui contrecarre le caractère potentiellement grand-guignol d’un final, au demeurant partiellement prévisible), tant la noirceur du récit étouffe au fur et à mesure toute lueur d’espoir. Angel Heart ne gagne pas tant en profondeur intrinsèque par ses audaces formelles, qu’en incarnation, en âme ce qui s’avère autrement plus fascinant et cohérent, compte tenu de certaines de ses révélations et inspirations.

Mississippi Burning (États-Unis, 1989)

© 1988 Orion Pictures Corporation. All Rights Reserved

Deux ans après l’échec commercial et les controverses suscitées par Angel Heart, Alan Parker revenait à un cinéma plus engagé déjà éprouvé à l’occasion de Birdy. S’il délaissait le fantastique, il prolongeait l’idée de descente aux enfers, ici plus symbolique mais aussi plus effrayante car réelle, en plongeant personnages et spectateurs au cœur d’une Amérique sudiste raciste, ségrégationniste, où le Ku Klux Klan attise les haines et la violence. En 1974, un autre réalisateur britannique, Terrence Young, qui signait au passage l’un de ses meilleurs films, dépeignait frontalement dans le dérangeant L’Homme du Clan, les exactions du KKK. On constate ainsi que les cinéastes étrangers se sont révélés plus enclins à aborder de manière critique (comprendre, sans prendre de gants) ces questions et problématiques aussi graves que persistantes. Cela traduirait-il la frilosité ou le blocage d’un cinéma américain (d’une nation ?) pourtant réactif lorsqu’il s’agit d’aborder via le 7ème art sa propre histoire ? Toujours est-il qu’il faudra ensuite attendre 2018 pour qu’un artiste natif du pays de l’oncle Sam ne s’en charge ouvertement. En l’occurrence, un Spike Lee revenu à son meilleur niveau pour détruire la sinistre organisation de l’intérieur avec le jubilatoire et glaçant BlackKklansmann. Différence notable, le changement d’époque et surtout de contexte, à l’heure où Donald Trump ravive ardemment les tensions raciales au sein d’une patrie divisée de l’intérieur. Revenons maintenant dans les années 80. Avec Mississippi Burning, le réalisateur de Midnight Express continuait ainsi à arpenter le sud des États-Unis avec sa caméra et faisait de l’un des sujets très secondaires (jamais théorisé en tant qu’enjeu narratif ou thématique) de son précédent long-métrage, la condition des populations afro-américaines, un point central de sa nouvelle réalisation. Basé sur un scénario de Chris Gérolmo, le film relate vingt-cinq ans après un terrible fait divers survenu en 1964. L’assassinat dans l’État du Mississippi de trois militants d’un comité de défense des droits civiques venus inciter la communauté noire à s’inscrire sur les listes électorales lors de la campagne du Freedom Summer. Deux agents du FBI, Ward (Willem Dafoe) et Anderson (Gene Hackman), aux méthodes opposées mais complémentaires sont chargés de l’enquête. Très vite leurs investigations dérangent et des violences sur fond de racisme éclatent alors dans cette ville où le Klu Klux Klan est puissant et implanté…

© 1988 Orion Pictures Corporation. All Rights Reserved

Le premier plan, deux fontaines « white » et « colored » séparées par un tuyau, outre sa signification évidente annonce une logique duelle autour de laquelle le scénario et la réalisation vont se répondre. Peinture d’une Amérique scindée, Mississippi Burning se construit sur la notion d’affrontement, de conflit : Nord/Sud, Blancs/Noirs, Jour/Nuit, FBI/Police locale,… Il est par exemple intéressant d’observer la répartition des couleurs à l’intérieur du cadre lors de l’interpellation inaugurale des trois militants. La photographie résolument sombre est légèrement transpercée par des sources de lumières apparentes et mouvantes (lampes de poches, phares). Illustration d’un état dominé par la terreur, inégalitaire et injuste. Cinéaste pratiquant l’art de la synthèse, quitte à délaisser la profondeur (ou faire dans le superficiel), quitte à laisser passer des raccourcis tendancieux (Midnight Express et son portrait peu flatteur pour ne pas dire xénophobe de la Turquie), Alan Parker parvient pourtant ici à faire de ce schématisme un atout, cinématographiquement parlant. Investigation haletante sur fond de crimes raciaux, la dénonciation échappe au didactisme pur grâce à un souci d’efficacité jamais mis en suspens. Le caractère spectaculaire de certaines images (maisons en feu, lynchages, passages à tabac) qui a pu être reproché, a pour vertu non seulement d’impacter mais aussi de durablement hanter, pendant et après le visionnage. Si la peinture quasi uniforme d’une population blanche (voir les réactions des locaux à mesure que l’enquête devient une affaire d’état) haineuse, repliée sur soi, complaisamment entretenue dans ses préjugés par des pouvoirs publics complices (passifs ou actifs) peut interpeller (autant que faire froid dans le dos), le réalisateur a paradoxalement dû affronter les critiques de deux camps adverses. Il fut violemment pointé du doigt par les leaders Noirs et la gauche libérale, l’accusant de déformer les faits, ou du moins les simplifier avantageusement. En cause, la présentation des Noirs en tant que victimes passives (tandis qu’ils militaient activement au péril de leur vie) et du FBI tel leur protecteur (alors qu’il considérait les leader de mouvements comme des éléments subversifs). Reproches factuellement légitimes, auxquels s’opposent en guise de réponse des nuances discrètes mais bien présentes.

© 1988 Orion Pictures Corporation. All Rights Reserved

À travers son duo d’agents, symboles d’une ancienne et d’une nouvelle génération, sont représentées deux approches de la justice. D’un côté l’idéaliste Ward, respectueux des protocoles, propre sur lui et encore peu expérimenté, de l’autre, Anderson, parfaitement rodé et rompu à des méthodes plus dissuasives. Deux figures archétypales dont l’évolution vient traduire, une certaine idée du prix à payer pour rétablir la justice au sein d’un état corrompu. L’impossibilité de rester droit, l’obligation de se salir les mains (au sens propre et figuré, voir par exemple la scène du « rasage »), rappellent une fois de plus aux dures réalités d’une nation née dans la violence. Anderson (Gene Hackman, plus proche de son rôle dans French Connection que celui de Conversation Secrète), d’abord introduit, comme un personnage peu subtil, moins concerné que son collègue, presque complaisant, celui-ci se révèle bien plus attachant et profond qu’à la première impression. Ancien shérif dans le Mississippi, un état qu’il a quitté depuis longtemps (on lui rappellera qu’il ne fait désormais plus partie de la communauté), se dévoile un homme au passé douloureux, ayant vu l’horreur de trop près, ayant trop vécu avec pour croire au changement en douceur, se bercer d’illusion. Au cours du récit, il croise la route de Mrs. Pell (Frances McDormand, évidemment formidable) femme cultivée et tolérante pourtant l’épouse loyale de l’un des assassins. Entre eux, se tisse une relation étrange où apparaît le spectre d’un amour rendu impossible en raison de choix antérieurs difficile à défaire. On observe alors en arrière-plan la naissance de sentiments, d’autant plus beaux et inattendus qu’exprimés au cœur de la haine. Le long-métrage trahit ainsi courtement son programme par ailleurs parfaitement tenu sur le plan du cinéma pur, pour aller vers une émotion moins convenu mais tout aussi forte. Percutant et toujours d’actualité, Mississippi Burning s’impose durablement comme l’un des meilleurs films d’Alan Parker.

© 1988 Orion Pictures Corporation. All Rights Reserved

Bonus coffret Steelbook 4K Ultra HD + Blu-Ray – Angel Heart

(en anglais sous-titré français)

Présentation du film par Alan Parker (2 min)
Nouvelle interview d’Alan Parker dans « Cinéastes des années 80 » (26 min)
Interview d’Alan Parker et Lisa Bonet (10 min)
Portraits de Mickey Rourke, Lisa Bonet et Alan Parker (11 min)
Extraits d’actualités : images d’archives (7 min)
Les vérités sur le Vaudou : 5 documentaires (57 min)
Coulisses du film (2 min)
Bande annonce d’origine
Commentaire audio d’Alan Parker

Disponible chez StudioCanal.

Mississippi Burning

 

Disponible en Blu-Ray et Double DVD, le 17 Mars chez L’Atelier d’Images.
Reprise en salles le 25 Mars, distribution Les Acacias.

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A propos de Vincent Nicolet

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