Albert Serra – « Pacifiction – Tourment sur les îles » (Sortie Blu-Ray)

Un lointain cousin de Geoffrey Firmin (1) ?
Un émule de Cosmo Vitelli, le roi de la nuit new-yorkaise de John Cassavetes ?
Un Eddie Barclay des îles ?
Un pseudo Bernard Tapie DOM-TOM ?

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On peut s’épuiser à égrener les noms comme ça pendant heures… Les figures qu’invoque à l’esprit De Roller, le Haut Fonctionnaire de la république française à Tahiti, sont nombreuses, mais aucune ne parvient à le cannibaliser. C’est même plutôt le contraire. Benoît Magimel les absorbe toutes comme s’il s’agissait de les laisser l’arrondir et le ralentir à son avantage. Enfumeur naturel et courtois, démagogue mondain et confident de vestiaires, plus abandonné qu’abonné à l’exercice de la représentation politique, De Roller est une merveilleuse – et sans équivalents, ni véritables précédents – synthèse des eaux troubles de l’exotisme postcolonial.

On peut procéder à la même démonstration en ce qui concerne le film. Encore une fois les références abondent. Un Pakula au Pacifique ? Un thriller Conradien ? Une Pierre Loti déglingué ? Télescopant tropicalisme et dérives nocturnes, espionnage insulaire et complot presque métaphysique, Pacifiction, énorme, les dévore toutes. Chaque motif traditionnellement associé à son genre et à son théâtre est lessivé par l’espèce de luxe agonisant qui caractérisent les derniers films d’Albert Serra (Histoire de ma Mort, La Mort de Louis XIV et Liberté) et qui contribue, ici, à faire du paradis tahitien un territoire à l’avant-garde de la fin du monde.

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Cette affection particulière, presque cérémonielle pour un monde à la fois abondant et déclinant, gâté et somptueux, permet de donner corps à l’illusion du pouvoir en dehors de laquelle sont incapables de vivre les personnages. Leur monde, comme un fruit bien avancé, n’est déjà plus qu’à peine comestible. Quelque chose dans le goût manque. Le ver s’est infiltré, la décomposition, lentement, a commencé. Sorte de chantre moderne de « l’esprit charogne » du XIX de siècle, à partir de cette fatigue générale qui ne veut rien céder de sa superbe, Serra compose de somptueuses images.

Le grand auteur cubain, José Lezama Lima, écrivait au sujet de la guerre atomique que l’« époque voit périodiquement réapparaître ce thème, parce qu’il participe à la fois du roman policier, de la gravité théologique et du plus haut degré d’énergie. » ( José Lezama Lima, La Havane, Bouquins, 2022.) Dans Pacifiction, la menace nucléaire qui sourde au-delà de la barrière de corail, permet d’envisager le pourrissant et le décadent de façon encore plus éloquente que dans le film précédent. Plus associé au spectacle d’une débauche d’énergie objectivement inutile, qu’à l’angoisse de la destruction apocalyptique, l’essai nucléaire fonctionne, aussi (et surtout), comme le révélateur d’une certaine forme de mort de l’énergie. Le ciel chatoie plein d’éclats roses, dorés et cramoisies – de l’océan à la boite de nuit, c’est toute une fièvre qui irradie pour nous faire mesurer l’amplitude de la constante dépense d’énergie de l’île, sa nature, ses structures comme ses acteurs. Peu importe ce qui est montré : la splendeur de toutes ces choses qui composent ce paradis un peu déjà pourri, exalte le sentiment lié à sa précarité et, plus encore, sa propre disparition. Elle nous fait l’article de l’entropie générale.

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Cette notion – qui fonde la deuxième loi de la thermodynamique – indique que l’énergie contenue par n’importe quel système (microscopique comme macroscopique, artificiel comme vivant) est condamnée à se dégrader, et que ce processus de dégradation de la chaleur – est irréversible. Sorte de théorie du chaos également appliquée à l’information, c’est cette même loi qui, sous toutes ses formes, irrigue et obsède, une œuvre qui partage le même penchant que le film de Serra pour les intrigues parfaitement indémêlables : celle de Thomas Pynchon.

Un américain et un portugais qui rôdent, des prostituées qui partent au large la nuit, la présence supposée d’un sous-marin qui, à mesure que de Roller le cherche, devient aussi mythique que le monstre du Loch Ness (dans les jumelles du représentant de l’état on voit quelque chose de semblable à la fameuse photo de Nessie), un amiral trop bavard quand il boit, etc… Dans Pacifiction, comme dans les romans de Pynchon, les éléments suspects ne manquent pas. Et s’ils parviennent à dessiner les contours d’une probable conspiration, chacun d’eux échoue à aider à sa résolution – pire : chacun de ces éléments suspects se font les agents d’un désordre et d’un retour au point mort.

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L’île de Papeete est le lieu idéal pour observer l’entropie. Son isolement et sa taille fonctionnent comme un système parfaitement clôt au sein duquel il n’y pas que l’énergie qui est irrésistiblement attirée par le chaos mais également l’information – comme Roberto Bolaño l’a écrit quelque part dans son 2666, « Les rêves que l’ont fait dans les espaces clos sont contagieux. » 

Et comme dans chacun des romans de Pynchon, il y a un démon dans le système. Le rôle de ce démon (dit de Maxwell – le nom du physicien qui l’a imaginé), a pour objectif de réduire (voir inverser) l’entropie. Évidemment, pur exercice de la pensée, une telle entreprise ne peut être que condamnée à l’échec. Démon du système qu’il gouverne, De Roller pense s’employer, en tentant de désocculter la rumeur, à contenir la dissipation de l’énergie, alors qu’il ne fait, trop aveuglé par ses fantasmes de pouvoir et de grandeur, qu’alimenter et précipiter l’entropie.

Bref, il se surprit à répéter en termes de société ce qu’avait prévu Gibbs : sa culture connaitrait une sorte de mort calorique ; les idées, comme l’énergie calorique, ne seraient plus transmises, chaque élément ayant finalement la même quantité d’énergie. Par conséquent le mouvement intellectuel s’arrêterait.  (Thomas Pynchon, Entropie).

Et c’est bien ce à quoi on assiste dans la deuxième partie du film à la faveur des nombreuses scènes (en pleine surenchère du toujours plus crépusculaire), de boite de nuit (De Roller, démon vaincu mais lucide y consent lui-même dans son monologue) : dans la lumière bleue qui nivelle et égalise tout, on voit la mort calorique du cosmos.

C’est peut-être là que réside tout le pouvoir de fascination de Pacifiction : donner à voir l’entropie.

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Supplément

Un entretien de 30′ avec Albert Serra dans lequel il évoque tout autant son dispositif formelle que les thématiques philosophiques et politiques abordées, entre état du monde et états de l’âme.

 

Blu-Ray édité par Blaq Out

(1) Le consul britannique de Quauhnahuac et héros du célèbre roman Au-Dessous du Volcan de Malcolm Lowry)

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A propos de Arthur-Louis CINGUALTE

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