Ancien rédacteur au sein du Corrente, un bimensuel artistique engagé dans la lutte antifasciste, Alberto Lattuada commence sa carrière au cinéma en tant qu’assistant, notamment pour Mario Soldati sur Le Mariage de minuit. Dès 1943 il passe à la réalisation avec le mélodrame Giacomo l’idealista. S’ensuit une carrière prolifique et diversifiée qui s’étend de la décennie 40 jusqu’à la fin des années 80. Il impose son style et ses obsessions tout en se situant à de nombreuses reprises à la lisière de différents genres. Malgré cette longévité et cette audace, il demeure pourtant dans l’ombre des maîtres Fellini (avec qui il coréalise Les Feux du music-hall), Pasolini, voire de figures telles que Pietro Germi ou Elio Petri. C’est en 1947 que Lattuada s’attelle à son troisième long-métrage en solo intitulé Le Crime de Giovanni Episcopo, adaptation d’un roman déjà porté à l’écran par Mario Gargiulo en 1916 et signé Gabriele d’Annunzio, ancien soldat de la Première Guerre mondiale, également auteur de L’Innocent dont la transposition sera l’ultime œuvre de Visconti. Le script est écrit par cinq scénaristes différents : le cinéaste lui-même, épaulé par Suso Cecchi D’Amico (autrice du Voleur de Bicyclette, Le Guépard ou encore Rocco et ses frères, excusez du peu), Piero Tellini, Federico Fellini et enfin Aldo Fabrizi, qui tient aussi le rôle principal. L’acteur interprète donc Giovanni Episcopo, commis aux archives, qui, lors d’une soirée, fait la rencontre de Giulio Wanzer (Ronaldo Lupi), un personnage peu fréquentable. Ce dernier réussit à le persuader de complètement changer de vie, l’entraînant dans une spirale tragique. Toujours prompt à déceler des pépites méconnues ou oubliées, Jean-Baptiste Thoret a donc jeté son dévolu sur cette fable sociale parcourue de fulgurance à la frontière du fantastique, qui rejoint la collection Make My Day ! éditée par Studiocanal.
Aldo Fabrizi, comédien capable de faire le grand écart entre Rossellini (Rome, ville ouverte) et Monicelli (Gendarmes et voleurs) s’avère le choix parfait pour incarner cet antihéros pathétique. Le regard triste, le dos éternellement voûté, il subit son existence plus qu’il ne la choisit, toujours à l’écart, s’excusant presque de respirer. Dans sa traditionnelle préface, Thoret évoque l’importance de la solitude des êtres dans les films de Lattuada. Entre humiliations et lassitude sourde, le cinéaste cherche à nous faire ressentir les tourments intérieurs de Giovanni à l’aide d’une voix-off qui fait part des émotions que le timide employé n’ose exprimer. Dans la séquence d’ouverture, la narration au passé – signe que le récit est un flashback – accompagne un long plan en vue subjective où la caméra arpente son lieu de travail, sous le regard méprisant de ses collègues. Le décor des archives, où les immenses étagères chargées de classeurs écrasent symboliquement le protagoniste, illustre déjà le quotidien morne du quadra. En réalité, ses quelques mots d’introduction seront repris lors des dernières minutes du long-métrage et révéleront leur vraie nature dans un ultime retournement tragique. L’homme devient alors lui-même un dossier classé, un cas tragique comme il en existe des milliers d’autres. Il semble néanmoins à son aise dans cette existence simple, entouré de « petites gens » modestes, dans lequel un banal achat chez le tailleur devient un événement. Cette peinture d’une Italie prolétaire constitue le « vernis néoréaliste » du long-métrage selon Jean-Baptiste Thoret. Jean Antoine Gili évoque quant à lui les racines milanaises du réalisateur (la ville compose, avec Turin et Gêne, le Triangle industriel du pays) afin d’expliquer son intérêt pour les classes besogneuses et sa méfiance vis-à-vis de la bureaucratie. Episcopo n’est véritablement heureux nulle part. Spectateur de sa destinée, on ne sait finalement rien de lui. A-t-il seulement déjà vécu une relation amoureuse ? Secrètement envieux des nantis, il observe par la fenêtre d’un cabaret leur train de vie fastueux et leurs soirées avant que des badauds ne le poussent à l’intérieur, le jetant ainsi dans les filets de Wanzer. Lors de la scène de passage à l’an 1900, il se retrouve dans une rue en liesse avant d’être symboliquement éjecté du cadre par des fêtards. Victime du hasard ou du destin, il n’a absolument aucune prise sur les événements. Bien que profondément amoureux de la belle Ginevra (incarnée par Yvonne Sanson, vue dans Le Conformiste), sa demande en mariage est elle aussi impulsée par les autres. La mésaventure qui est la sienne le marque d’abord physiquement (une profonde balafre zèbre son front) et vient détériorer son apparence (son costume neuf est maculé de sang). Plus rien ne sera jamais comme avant. La candeur et l’immobilisme qui sont les siens contrastent avec l’aura quasi surnaturelle de son manipulateur. Un gros-plan sur le visage d’Episcopo a beau dévoiler sa prise de conscience soudaine, il ne bronche pourtant pas, et demeure sous l’emprise du criminel même lorsqu’il se sait arnaqué. Au détour d’une balade dans son quartier, il s’arrête d’ailleurs devant un spectacle de marionnettes, véritable écho tristement ironique à sa propre situation.
Giulio Wanzer, figure méphistophélique (Gili cite évidemment Faust mais aussi Le Dernier des hommes comme influences principales de Lattuada), cadrée en contre-plongée, terrifie le fils de Giovanni tel un monstre issu d’un conte pour enfants. Véritable passionné de septième art (il a créé la Cinémathèque de Milan, en prenant exemple sur Henri Langlois), le metteur en scène, qui s’est essayé au fil de sa carrière à tous les registres, avait auparavant rendu un hommage au film noir américain dans Le Bandit. Ici, il s’écarte subtilement des codes attendus du drame social et s’inspire du fantastique au travers d’un jeu sur la lumière et les ombres portées hérité de l’expressionnisme allemand, fruit du travail d’Aldo Tonti. Le talent plastique du chef-opérateur de Cosa Nostra et La Cité de la violence se retrouve par ailleurs magnifié par le master proposé par Studiocanal et la Cinémathèque de Bologne. Lors de la première rencontre nocturne entre Episcopo et Wanzer, un décor d’hôpital plongé dans la pénombre où trône un squelette humain devient une crypte gothique, avant qu’une banale discussion entre les deux hommes, jouant astucieusement de la lueur d’une allumette, se change en véritable pacte avec le Diable. À l’instar du héros, peu est révélé quant à l’identité du criminel. Incarné par Ronaldo Lupi, grande vedette du genre apparue dans des péplums et des films de cape et d’épée, ce dernier impressionne de prime abord son entourage, en témoigne son adversaire au billard dont la voix tremble lorsqu’il lui fait face. Extrêmement charismatique, charmeur, il profite de ses proies, les vampirise jusqu’à les laisser fauchées et exsangues. Faussement altruiste, il ouvre les portes au protagoniste (idée exploitée littéralement à l’image de manière récurrente) et lui permet de découvrir un monde fait d’argent, de liberté et de sexe. Il fait même « apparaître » Ginevra, introduite à travers le regard lubrique des hommes qui l’entourent. Une ultime tentation qui aura d’ailleurs raison du pauvre archiviste, tombé follement amoureux. La relation sera, pour un temps tout du moins, sa seule raison de vivre et l’unique source de lumière du long-métrage au détour d’une séquence de promenade bucolique écrasée par le soleil. Un bonheur éphémère qui ne dure pas car Giulio n’hésite pas à menacer ses victimes lorsque son « talent » ne suffit plus. Dès lors, le vernis flamboyant s’effrite et le luxe promis au héros ne se révèle pas à la hauteur (la chambre miteuse en est un exemple parlant). Jean Antoine Gili revient en détail sur le caractère du réalisateur connu pour être un grand séducteur fasciné par les femmes, et établit un lien trouble entre lui et son personnage d’escroc. Celui-ci serait-il un portrait en creux de l’artiste frivole et superficiel ici opposé à la belle relation qui lie Giovanni à son fils ? Quoi qu’il en soit, Le Crime de Giovanni Episcopo (ironique titre en forme d’hommage probable à Jean Renoir qui induit tragiquement l’issue du récit) s’impose comme un étrange et bouleversant drame au carrefour de divers courants du cinéma transalpin.
Disponible en combo Blu-Ray / DVD chez Studiocanal.
© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).