Aldo Lado – « Qui l’a vue mourir ? » (1972)

« Les artistes d’aujourd’hui prétendent que leurs œuvres n’ont rien à voir avec les grandes œuvres du passé. Mais ce n’est qu’illusion. Ils ne réalisent pas qu’ils sont le reflet de leur époque. » Cette réplique, prononcée par le personnage secondaire marchand d’art Serafian (Adolfo Celi), recèle la démarche générique et théorique de Qui l’a vue mourir ? (Chi l’ha vista morire ?, 1972), film le plus réputé du cinéaste italien très récemment décédé Aldo Lado, que la société Frenezy a l’idée opportune de ressortir dans une édition Blu-ray rafraîchie. Ce giallo se permet tout à la fois d’utiliser les archétypes du genre, ses récits à tiroirs, son amoncellement de suspects au sein d’un whodunit saignant de roman de gare, et d’en approfondir les enjeux par l’ajout d’une étonnante charge dramatique qui en fait une œuvre dépassant les limites du simple style habillant un sens plutôt primaire du récit. Pas question de rechercher à tout prix un iconoclasme irréflechi visant à piétiner les précédents du genre, mais plutôt de placer quelques enjeux contemporains et/ou moraux au sein d’une esthétique se suffisant parfois à elle-même.

Innocence (G. Lazenby ; N. Elmi) (©Frenezy Editions)

L’intrigue de Qui l’a vue mourir ? se déroule à Venise, dans ses rues sombres, ses cours reculées, ses places envahies de pigeons virevoltants, ses eaux froides et criminelles. Dans celles-ci, on repêche Roberta (Nicoletta Elmi), petite gamine rousse vivant à Amsterdam avec sa mère Elizabeth (Anita Strindberg) et ayant rejoint son père sculpteur, Franco (George Lazenby). Celui-ci, fou de douleur et considérant la police comme trop inefficace, se met à enquêter de son côté. Ce qui va l’amener à fureter dans le milieu aussi aisé qu’interlope d’une bourgeoisie cultivée et décadente, faisant des faibles de simples objets dont on peut user à sa guise. Jusqu’à trouver le coupable du meurtre de la jeune enfant, final qui n’est pas sans être une confirmation définitive de la déréliction morale d’un monde définitivement perdu.

Tristesse (G. Lazenby ; A. Strindberg) (©Frenezy Editions)

Le film de Lado développe donc un discours presque nihiliste, excédant de très loin les enjeux habituels essentiellement esthétiques d’un genre sortant ici de ses rails. Le récit de Qui l’a vue mourir ?, guidé par la souffrance des adultes, par leur besoin viscéral de vengeance et, donc, par leur propre culpabilité, est certes jalonné par les crimes violents exécutés par le meurtrier dissimulé sous les oripeaux d’une vieille dame à voilette, mais chacun desdits crimes semble se vouloir discours sur une contemporanéité en chute libre, où les plaisirs de la chair sont catalyseurs de violence (la fillette enlevée pendant que son père retrouve une amante ; la femme tuée dans le cinéma où sont diffusées les images licencieuses d’un film érotique) et signes de domination sociale (le personnage de Ginevra [Dominique Boschero] livrée en pâture à la bourgeoisie vénitienne qui a l’indécence supplémentaire de filmer les ébats, comme un dédoublement réaliste et malsain des images du cinéma), où les repères moraux et la confiance qui les accompagne ne peuvent plus exister (le meurtrier déguisé en une innocente vieille dame ; le final se déroulant dans l’église…). De ce point de vue, Aldo Lado réalise une œuvre qui tient tout à la fois du giallo rigoureusement classique et efficace par l’usage de ses gimmicks (des leimotive de la magnifique musique anxiogène composée par Ennio Morricone aux inserts menaçants sur les pieds résonnant nuitamment sur les dalles de marbre ou sur les mains agissant pour faire le mal ou tout du moins le préparer…), du mélodrame familial faisant de la perte d’un enfant un naufrage existentiel et la première étape de la perte de raison des personnages, et du constat moins moralisatrice que sombrement moraliste d’une sorte de décadence généralisée, faisant que le film s’attache moins au Venise de carte postale qu’à ses tréfonds les plus sombres.

Violence (G. Lazenby ; D. Boschiero) (©Frenezy Editions)

Par la froideur de la représentation de la « Cité des Doges » et la mise en évidence de son caractère menaçant voire potentiellement létal, par le labyrinthe de ses ruelles et canaux avalant ceux qui s’y aventurent jusqu’à l’aliénation, Qui l’a vue mourir ? annonce l’un des sommets la filmographie de Nicolas Roeg qui sortira l’année suivante, Ne vous retournez pas (Don’t Look Now, 1973), autre œuvre endeuillée accentuant encore la perte de repères spatio-temporels faisant de Venise une sorte de mausolée noyé sous les eaux des canaux. Les allures de whodunit mâtiné de slasher, propres au giallo, héritier d’un cinéma hitchcockien que la modernité de la représentation de la violence et l’exubérance stylistique auraient intoxiqué, évoquent aussi de façon surprenante, avec une grosse vingtaine d’années d’avance, le polar véritablement introducteur de la carrière de David Fincher, Se7en (1995), réactualisation d’un souhait de représentation débridée de la violence, à l’excès presque ludique, alliée au profond malaise d’un regard sur le monde parfaitement désespéré, faisant de ladite violence une sorte de concrétisation de l’intense noirceur ayant envahi l’époque. Pris sous cet angle, Qui l’a vue mourir ? peut aisément être considéré comme une œuvre séminale et influente au-delà des limites du genre auquel elle appartient, bien qu’elle soit finalement encore bien trop méconnue. L’édition Blu-ray de Frenezy devrait permettre une exposition plus importante de ce diamant noir italien.

Pour ce qui est de la série de bonus acompagnant la ressortie de Qui l’a vue mourir ? sur support physique, Frenezy a choisi de reconduire ceux qui se trouvaient déjà présents sur l’édition DVD précédente, pour le moins passionnants (surtout le riche entretien du cinéaste Aldo Lado, délivrant les clés du final du film et son inspiration puisée dans son histoire personnelle, et évoquant sa relation ambivalente avec Dario Argento) et dont la restauration permet l’éviction de quelques petits défauts sonores, rendant ainsi le visionnage plus fluides donc plus agréables. La société d’édition a également produit un entretien avec Olivier Père, qui fréquentait Aldo Lado dans la vie et qui a donc sur lui une regard « incarné » et non pas uniquement de cinéphile.

Bonus :

– Un giallo singulier : entretien chapitré avec Olivier Père sur le film et la carrière de son réalisateur (30 min. / vf)
– Rouge vénitien* : entretien avec Aldo Lado (33 min. / vost)
– L’enfant des ténèbres* : entretien avec Nicoletta Elmi (23 min. / vost)
– Écrire en noir* : entretien avec Francesco Barilli (14 min. / vost)
– Bande-annonce restaurée (3 min.)
* Archives de The Ecstasy of Films bénéficiant d’une nouvelle post-production HD

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A propos de Michaël Delavaud

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