Le secret derrière la porte
Les traumas les plus importants peuvent rester à jamais enfouis. La douleur voyante en cache parfois une autre, bien moins décelable. C’est ce que semble suggérer le très singulier et très beau psychodrame qu’est Psyche 59 (1964) en nous incitant à réfléchir au-delà de ce qui nous est montré, semblant se camoufler derrière l’attente d’une révélation à la manière de La maison du Docteur Edwardes d’Hitchcock. Voilà plusieurs années qu’Allisson (Patricia Neal) a perdu la vue. Une commotion psychosomatique inexplicable. Aux dernières semaines de sa deuxième grossesse, cette mère de famille apparemment heureuse dans son couple a subi un choc qui la précipite en bas d’un escalier puis dans les ténèbres. Elle tente de se rappeler, de se reconstruire ; peu à peu le brouillard laisse pénétrer quelques formes plus précises. Avec son mari (Curd Jürgens) et ses deux enfants – elle ne connaît qu’un seul de leurs visages – aidé par Paul (Ian Bannen), un ami de la famille aussi présent qu’un amant, Allisson mène une existence de bourgeoisie sans éclat. C’est alors que fait à nouveau irruption dans la vie du couple, Robin (Samantha Eggar), la sulfureuse sœur d’Allisson qui vient remuer les poussières du passé. Inspiré d’un roman français de Françoise des Ligneris, Psyche 59 est donc une histoire de mémoire morcelée se ré-assemblant lentement. Evidemment, viennent à l’esprit certains chefs-d’œuvre comme Pas de printemps pour Marnie, construits autour d’un traumatisme inaugural qui conditionne les actions, l’être profond des héroïnes, leur existence même. Alexander Singer retrouve cette force du trouble, d’un cinéma un peu fétichiste où le moindre des gestes active le sens et les sens, et semble prendre une signification symbolique fondamentale. En chaque détail sommeille l’indice de la vérité. Psyche 59 évite l’explication psychanalytique sentencieuse pourtant à la mode à l’époque. Néanmoins, le choix d’une cécité créée de toute pièce par l’esprit se révèle particulièrement judicieux dans son ampleur métaphorique, cette impossible clairvoyance, cette incapacité à « voir » la réalité, qui bloque violemment le souvenir à l’intérieur du cerveau : le moment où tout a basculé. Psyche 59 donne d’ailleurs à travers les paroles d’Allisson une description précise du choc post-traumatique :
J’ai peur de voir. Il y a quelque chose que j’ai peur de regarder. J’ai fouillé mon cerveau des milliers de fois à la recherche d’un indice.
Délicatement et intelligemment, Psyche 59 détourne notre attention du véritable scandale, à travers une construction en trompe l’œil qui ouvre sur d’autres secrets plus sordides dont les individus, plongés dans leur narcissisme, ne mesurent pas l’ampleur. Car finalement, qu’en est-il de ce choc initial, finalement fort anodin ? En effet, sur quoi débouche in fine ces interrogations sur les raisons d’un tel handicap ? Que se cachait-il derrière cette porte sinon une banale histoire d’adultère où une femme enceinte découvre son mari avec la sœur ? Quelle révélation ! Cette conclusion a priori décevante trahit pourtant les strates du refoulé, d’où découle l’intensité subversive de Psyche 59. Et si les yeux vides d’Allisson n’étaient qu’une matérialisation de son silence, de ses yeux fermés face à son mari qui vit la jeune Robin grandir adolescente avant de coucher avec elle quand elle avait 17 ans ? S’il était là le grand scandale, le grand mutisme, le non-dit universel ? Singer exploite à merveille cette force du mensonge, ce détournement d’une blessure vers une autre, à travers l’extraordinaire personnage de Robin, cette mauvaise graine.
Robin est désignée d’emblée comme celle dont on craint l’arrivée, car elle a déjà fait le mal une fois, une séductrice, une nymphomane, une briseuse de ménage. De fait, elle donne l’apparence d’une aguicheuse, séduisant des inconnus sur une plage, ou s’exhibant en déshabillé devant Eric – génial moment d’érotisme et de malaise – sous les yeux ouverts et inertes d’Allisson. Mais cette exubérance cache un réservoir de souffrance, de ressentiment, comme un désir de vengeance à jamais inassouvi. Robin reste à jamais une adolescente amoureuse et rebelle ; comme si le temps s’était arrêté après qu’un homme qui aurait pu être son père en a fait sa maîtresse. L’homme est encore ici l’éternel vainqueur, accusant sans aucune honte ni culpabilité celle qui l’a séduit, lui qui n’a pas su maîtriser ses pulsions.
A ce titre, le dialogue entre Eric et Paul, équivoque et plein d’obscénité, livre en quelques minutes presque anodines dans une voiture le sujet caché du film :
– Elle était à l’école.
– Et vous l’aidiez dans ses devoirs ? Elle vous a probablement idolâtré. Elle n’a jamais connu son père
– C’était ça en partie. Je l’ai regardée grandir, ses jupes s’allonger, sa coiffure. Les petites pommes se remplissent…
– Et finalement vous avez cueilli le fruit…
– Quand un homme commence à compter ses cheveux gris. Il est difficile de résister à ce genre de flatterie.
– En plus, vous l’éduquiez, n’est-ce pas ?
– Mmm. C’était une élève enthousiaste, je dois dire.
L’amour est une telle tromperie, une supercherie que les inclinations d’Eric à l’infidélité ne sont un mystère pour personne. Le ver est dans le fruit du couple – une imposture – dans les recoins les moins avouables saisis au détour de mots prononcés par des personnages qui, inconsciemment, s’approchent de la vérité, la touchent du doigt, comme David Hemmings face à la photo de Blow Up. Ainsi Allisson ne croit pas si bien dire lorsqu’elle affirme :
Elle a ses raisons. Des choses qui lui sont arrivées. Des choses que nous avons faites. Elle nous faisait confiance.
Psyche 59 se révèle très proche, dans son étude de caractères et de la perversité sous le vernis, d’un Joseph Losey lorsqu’il collaborait avec Harold Pinter sur The Servant ou Accident, même si chez Singer, les rapports de la classe et la bourgeoisie ne sont pas ouvertement une cible. Plein d’empathie envers ses personnages féminins, il peaufine une atmosphère comprimée par la névrose et le drame intime. La relation entre les deux sœurs est d’autant plus complexe qu’elle dégage à la fois l’amour et la tension sans que jamais l’un ne vienne annihiler l’autre. Le film dégage un trouble intense dans la représentation de la relation entre Robin et Eric qui se sachant invisibles règlent leurs comptes silencieusement. Dans ces moments la mise en scène d’Alexander Singer excelle, tout en mouvements esquissés, bruissements, pour mieux retranscrire le contraste entre les enjeux qui se dévoilent à nous et la scène récréée mentalement par Allisson.
Chaque séquence semble exister sous le sceau d’une double perception. Le regard est d’autant plus au centre de Psyche 59 qu’il est souvent unilatéral et rendu équivoque par la présence de ce témoin qui ne voit pas, mais cherche à deviner. La musique de Kenneth V. Jones (The tomb of Ligeia de Corman) introduit elle aussi un mystère constant, une angoisse discrète. Sublimée par la photo très contrastée de Walter Lassally (Taste of Honey, Zorba le grec), la mise en scène stylisée, le cadrage en fragments saisit les gestes, les regards et les sons pour mieux capter la cécité de tous et les sens aux aguets. Derrière le classicisme relatif de son argument, Psyche 59 libère une audace inattendue.
A la manière de Terence Stamp dans Théorème, Robin devient le révélateur des maux et des mirages. Tous avancent masqués, jouant leur rôle sur la scène. Il fallut un sacré culot à Curd Jürgens, impressionnant, pour accepter d’interpréter ce « mari parfait », incarnation d’une sécurité du ménage, à la fois financière et psychologique, du confort bourgeois, dont l’aplomb et l’autorité inspirent la confiance. Quant à Patricia O’Neal, habituée à jouer des femmes plus glamour dans les années 50 (Le rebelle de King Vidor en 1949), elle endosse avec conviction un rôle un peu ingrat, portant des lunettes noires pendant la majeure partie du film, tout à fait crédible en quadragénaire à la fois pleine d’énergie et fragilisée. Mais c’est sans doute Samantha Eggar qui demeure la plus éblouissante, somme de contradictions à la complexité tragique. Elle s’y révèle d’une sensualité souffrante affolante.
Powerhouse – Indicator propose une copie restaurée superbe, mettant totalement en valeur la magnifique photo de Walter Lassailly. Parmi les suppléments, justement, un entretien avec le chef opérateur par le BEHP (1988, 94 minutes), enregistrement audio d’archives, réalisé dans le cadre du British Entertainment History Project. On se délecte de l’intervention de Samantha Eggar, si drôle, si intelligente, pleine d’humour et de perspicacité et émouvante (« Come to Silence » – 2019, 12 minutes), se souvenant de son travail sur Psyché 59.
Dans « Intangible Visions » (2019, 14 minutes), le compositeur Kenneth V Jones discute de sa partition pour le film, si belle. Enfin, le critique et conférencier Richard Combs propose son analyse de Psyché 59 et revient sur la carrière d’Alexander Singer. Les traditionnelles bande annonce et galerie d’image viennent compléter le tout. Le livret propose cette fois-ci un texte de Josephine Botting, plus informatif que véritablement analytique, ainsi que les habituelles réceptions critiques et articles d’archives. Un superbe édition pour redécouvrir ce beau et étonnant Psyché 59.
Combo Blu-Ray / DVD édité par Powerhouse films
Les films possèdent des sous-titres en anglais uniquement.
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