Fils d’un diplomate attaché culturel à l’ambassade de Pologne à Paris, puis ambassadeur auprès de l’UNESCO, Andrzej Żulawski effectue une partie de sa scolarité en France. Il étudie le cinéma au sein de l’IDHEC (école d’état intégrée à la Fémis à partir de 1988) de 1957 à 1959 avant de retourner sur ses terres natales où il devient au cours de la première moitié de la décennie 60, l’assistant d’Andrzej Wajda. Un climat d’instabilité artistique règne au sein de la « République populaire ». Le pays impose des conditions de tournages sous contraintes (il est longtemps impossible de déroger au marxisme-léninisme en vigueur), allégées par regains de libertés passagers consécutifs à de grands chamboulements (la mort de Staline en 1953, les révoltes ouvrières de 1970) eux-mêmes rapidement remis en cause (durcissements du ton du régime, changements de ministres et de secrétaires d’états). Ce contexte n’empêche pourtant pas l’émergence de grands noms (Andrzej Wajda, Roman Polanski, Jerzy Skolimowski) même si certains préfèrent s’exiler plus ou moins durablement afin de travailler en toute sérénité. Żulawski se fait remarquer dès 1967 en réalisant pour la télévision un moyen-métrage intitulé Le Chant de l’amour triomphant, qui lui vaut un diplôme d’honneur décerné par la Los Angeles Academy of Television Arts and Sciences. Il signe en 1971 son premier long-métrage, La Troisième partie de la nuit, qui connaît un beau succès public et lui permet de se faire remarquer sur la scène internationale. Les choses se gâtent l’année suivante avec Le Diable, interdit par la censure polonaise (il le restera jusqu’en 1988) dénonçant la violence et la cruauté de l’œuvre. Le cinéaste est alors persona non grata et décide de partir en France. Il travaille un temps en tant que script doctor auprès de réalisateurs tels que Louis Malle et Philippe de Broca (ils deviennent amis) et reçoit un jour une adaptation du roman de Christopher Frank, La Nuit américaine (Prix Renaudot 1972). Le projet se trouve dans l’impasse, les producteurs détenteurs des droits risquent de les perdre dans les deux mois, faute de scénario viable. De cet ouvrage conséquent, le metteur en scène polonais ne va en réalité s’intéresser qu’à une poignée de pages seulement dans l’optique d’une transposition par ses soins. L’écrivain, étonnamment souple, accepte cette vision et collabore à ses côtés à l’écriture. Michèle de Broca, proche d’Andrzej Żulawski et récente productrice de César et Rosalie, propose de lui faire rencontrer Romy Schneider qui pourrait correspondre au rôle principal, en plus d’apporter son statut non négligeable de vedette. Il l’ignore mais l’actrice, lors de sa découverte de La Troisième partie de la nuit quelques années auparavant, aurait glissé à son agent « Voilà un mec avec lequel je voudrais travailler ». La première entrevue entre le cinéaste et l’interprète de Sissi, dure plus de cinq heures et se conclue très favorablement, Żulawski ne cessera par la suite de répéter devoir ce film à Romy. L’Important c’est d’aimer sort en 1975 et connaît un véritable succès dans l’hexagone (plus d’un million et demi de spectateurs), il révèle son auteur à un public beaucoup plus large. De plus, Romy Schneider remporte le premier César de la meilleure actrice de l’Histoire (la cérémonie effectue son baptême en avril 1976). Le Chat qui fume, à qui l’on doit l’une des plus belles éditions vidéos de 2021 pour Possession, propose un an plus tard en Blu-Ray, ce qui reste encore aujourd’hui le long-métrage le plus populaire et apprécié de son metteur en scène.
Sur le tournage d’un film, Nadine Chevalier (Romy Schneider) est humiliée par la réalisatrice, sous les yeux de Servais Mont (Fabio Testi), un photographe indépendant. Ému par le traitement indigne infligé à l’actrice, il passe la voir dès le lendemain à son domicile. Il y rencontre Jacques (Jacques Dutronc), son mari, un homme excentrique dissimulant un mal profond. Le jour d’après, Nadine et Servais se revoient. Une amitié profonde naît entre ces deux êtres que la vie a fragilisés. Sans lui en parler, Servais décide d’offrir à Nadine un premier rôle dans une pièce de théâtre. Mais, pour ce faire, il est obligé d’emprunter une grosse somme d’argent à Mazelli (Claude Dauphin), un maître chanteur…
L’important c’est d’aimer démarre de façon brutale et directe, sans la moindre introduction préalable, les crédits s’affichent simultanément à l’action. Immersion frontale sur le plateau de tournage d’une série Z pornographique, Nadine est face à l’objectif, au centre du cadre, tandis que la réalisatrice omniprésente par le son mais hors champ, assène ses directives. La comédienne recule, la caméra s’avance, le plan dure, du sang au mur et un homme en train de mourir annoncent la violence de la séquence. Celle-ci sera d’abord psychologique, l’actrice est éprouvée jusqu’à l’humiliation, poussée dans ses retranchements, abandonnant progressivement toute résistance. Andrzej Żulawski focalise progressivement toute son attention sur Romy Schneider, qu’il accule par sa mise en scène en quête d’une étincelle et d’une vérité de jeu acquises dans la douleur. Il la filme crûment, à nue (elle avait notamment pour consigne de ne pas se maquiller) la réalité et la fiction se télescopent, entrent en confusion. Une dimension accentuée par une anecdote de tournage non négligeable, ce fut lui qui souffla ces durs dialogues lors de la prise avant qu’un doublage ne soit effectué en post-synchronisation. En parallèle, un nouveau personnage s’immisce sur le plateau, Servais Mont, un photographe officiant illégalement, faisant sortir Nadine de son rôle. La sublime bande-originale de Georges Delerue (dans la veine de ses mythiques compositions sur Le Mépris) accompagnent alors les larmes sur le visage de l’actrice, l’émotion intense et déchirante affleure. La scène s’emballe, la réalisation rapproche les deux êtres puis laisse place au bruit et au chaos. La violence devient graphique au détour d’une altercation entre « l’intrus » et des techniciens chargés de récupérer ses photos. Des coups sont échangés, il conserve sa pellicule entachée de sang : rien ne s’obtient dans la douceur. Le photographe apparaît à son tour dans sa quotidienneté, celle d’un homme rompu à des shootings ingrats dans le but d’honorer une dette le liant à un individu douteux. Zulawski présente deux âmes en perdition, en lutte contre une forme de fatalité, tentant l’un et l’autre de tenir le coup à l’intérieur d’un monde rugueux qui ne leur fait aucun cadeau. Cette ouverture amorce une problématique centrale : comment exprimer des sentiments profonds et authentiques au sein d’un simulacre ?
Après deux œuvres sombres et tourmentées, sondant la question du Mal et retraversant l’Histoire de la Pologne (la Seconde Guerre mondiale sur La Troisième partie de la nuit, l’invasion prussienne de la fin du XVIIIème siècle sur Le Diable), le cinéaste, sur la base d’un matériau en théorie moins personnel et en territoire étranger, dévoilait une nouvelle facette de son art. La distance factuelle vis-à-vis de son récit s’efface au profit d’une sensibilité inédite, sa caméra (qu’il aimait définir non comme ses yeux, mais le prolongement de sa main) accompagne les mouvements, mots et silences de ses personnages, fait corps avec eux. Son objectif capte les émotions refoulées ou contenues de ses héros, observe des êtres abîmés se consumer à l’écran. Mélodrame fiévreux, emprunt de romantisme noir et cruel, L’important c’est d’aimer mélange des univers disparates (le théâtre et Shakespeare, la pornographie et les partouzes, les petites frappes issues de séries B…) qu’il confronte aux influences de son auteur (la littérature slave en tête). L’artificialité de certains des milieux dépeints, délibérément amplifiée par les directions de jeux excessives et exubérantes de plusieurs seconds rôles tels que Karl-Heinz Zimmer (Klaus Kinski délicieusement illuminé) inscrit en creux un commentaire peu flatteur sur la création et ses coulisses. Reflet exacerbé d’un monde déliquescent, la dimension collective de ces entreprises (qu’elles soient bas de gamme ou prestigieuses) n’est plus qu’un concept, chacun (ou presque) joue sa participation en solitaire, défend avant tout ses propres intérêts dans un geste plus proche du désespoir, de la survie que de l’ambition personnelle. L’hypothétique bonheur auquel aspire intrinsèquement les différentes individualités, ne peut s’obtenir que par le sacrifice ou la brutalité. Le rapport au temps passé, appuie une forme de mélancolie doublée de fatalité : il est déjà trop tard. À trente ans, Nadine se considère déjà vielle, quand le père de Servais averti son fils sans équivoque : « Quand t’étais pas encore là, on a été heureux, pas très longtemps mais quand même, c’est le temps qui fout tout en l’air […] fais gaffe au temps qui passe, ne deviens pas un vieux con comme moi ».
En dépit de son pessimisme ambiant, une lueur traverse le film, le maintient à flot, Andrzej Żulawski scrute la puissance du sentiment amoureux, dernier rempart d’une humanité perdue. Moins intéressé par le dévouement de Servais Mont et son interprète Fabio Testi (aux faux airs de Sean Connery jeune), que par le couple quasi indéfectible que forment Nadine et Jacques, il contemple la fin d’un amour et la naissance d’un nouveau. Jacques Dutronc qui tenait là l’un de ses premiers rôles au cinéma, épate et étonne, d’abord fantasque, il se révèle bouleversant à mesure que le récit progresse et qu’une place supplémentaire lui est accordée. En atteste, son ultime confrontation face à son épouse, au cours de laquelle il évoque pitié et mépris, rappelant subrepticement par ce dernier point le chef-d’œuvre homonyme de Jean-Luc Godard. Filiation thématique et musicale mais aussi par instants formelle, la mise en scène extraordinaire de vitalité (en contraste avec le climat âpre du long-métrage) mêle indistinctement frénésie Żulawskienne et élans lyriques nettement plus surprenants, en plus de partager avec le réalisateur d’À Bout de Souffle, un goût des cuts brutaux et des ellipses (spatiales et temporelles). Avant de conclure, difficile de ne pas revenir sur la prestation de Romy Schneider, s’offrant sans retenue à son metteur en scène, exhibant fêlures et douleurs à sa caméra impudique. Incandescente et inoubliable, elle brûle perpétuellement à l’écran, toujours prête à frôler la rupture. Les deux mots qu’elle chuchote fébrilement en point final lors de la dernière image, séquence conçue en miroir de l’ouverture, parachèvent une composition torturée et déchirante.
Andrzej Żulawski signait avec L’Important c’est d’aimer son œuvre la plus accessible, ce qui ne l’empêche pas de figurer au rang des grandes réussites de sa carrière, cela malgré quelques déceptions maintes fois formulées par son auteur (des coupes de montages imposées et la sensation d’avoir réalisé un métrage « bourgeois »). Le Chat qui fume propose une édition Blu-Ray contenant la version intégrale (dans une copie absolument irréprochable) accompagnée de plus d’une heure trente de suppléments. Un entretien en compagnie du metteur en scène est proposé, L’Important c’est Romy, au cours duquel il revient autant sur la genèse du projet que sur sa relation avec Romy Schneider, évoquant une deuxième collaboration envisagée avec l’actrice qui n’a jamais pu voir le jour. À travers deux autres modules, la parole est également donnée à Fabio Testi et Laurent Ferrier (assistant-réalisateur du film), tandis que l’on peut aussi retrouver un document d’archives sur les coulisses du tournage ainsi que la bande-annonce.
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