Les systèmes fascistes ont cela de bien qu’ils finissent irrémédiablement par se fissurer pour laisser passer la lumière.

Pologne, années 50 : un mot, un sous-entendu, une chanson malvenue, et hop, une disparition à la clef, viva el communismo et tant pis pour le peuple. Vingt ans plus tard, la température remonte à peine, et si le système commence à tourner à vide, la colère doucement gronde.

C’est à cette drôle de vibration que va répondre une poignée de cinéastes polonais, formés dans les écoles d’Etat mais ayant appris dans la terreur les joies du slalom esthétique et moral avec une bureaucratie imbécile. C’est l’éveil progressif de ces francs-tireurs, leur accord avec la pulsation du dégel, dont le film Nous filmons le peuple (dont Culturopoing est partenaire de la sortie DVD) trace non moins le portrait qu’un parcours.

Car celui qui espère y trouver un poussiéreux et exhaustif dictionnaire polonais du cinéma ferait mieux de passer chemin.

Pas un mot de Polanski par exemple, déjà très loin géographiquement, pas une seule référence à l’école de Lodz : ce que le film propose de raconter, ce n’est pas l’épopée cinématographique d’une génération, celle des « cinéastes de l’inquiétude morale » représentés par le groupe « X », encore moins l’hagiographie habituelle de « cinéastes de lutte ». Ce qu’il démontre peu à peu, c’est plutôt ces moments de fission, ces instants trop rares où le cinéma se noue au réel.

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D’un côté (les cinéastes) à l’autre (certains ex-représentants du Pouvoir), c’est alors tous les mécanismes d’une gangrène, naviguant entre compromis et compromission, intelligence et soumission obligatoire au système qui se déroule devant nous : l’apparition par la fiction, grâce aux relâchements inévitable du système, du virus nécessaire de la critique, porté par Lozinski, Kieslowski, Bugajski ou Zanussi entre autres.

C’est l’histoire par exemple des deux « hommes » de Wajda, L’homme de Marbre et L’homme de Fer, auxquels le film consacre près de la moitié de sa durée, et qui constituent les deux pics de bascule de l’Histoire, moments d’épiphanies.

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L’homme de Marbre, d’abord, ou l’histoire d’une cinéaste enquêtant sur un ouvrier héros de la nation, Mateus Birkut, déchu parce que prenant trop d’importance. La métaphore est limpide : la cinéaste, c’est Wajda, et l’enquête, la mise à nu et au regard d’une histoire du peuple à travers son héros.

Si le système n’a pu empêcher sa réalisation (comment argumenter contre un film qui semble mettre en scène un bon ouvrier du peuple ?), l’ayant tout de même retardé pendant plus de 10 ans, il se fera déborder par le succès des premières projections. C’est la pression du peuple, qui gronde doucement, et qui trouvera son aboutissement dans les célèbres grèves des chantiers navals de Gdansk, d’où émergeront Solidarnosc et Lech Walesa…transformé en personnage de fiction jouant son propre rôle dans l’homme de Fer, exemple fantastique de mélange entre le documentaire (sur la grève, piochant dans le réel) et l’inoculation de la fiction comme mécanisme de mise à nu (où on retrouve le fils de Birkut se baladant au sein de reconstitutions de la vraie grève).

Si le documentaire reste formellement dans les clous (images d’archives, talking heads et voix-off de la réalisatrice qui s’incarne parfois à l’écran), et si on peut être frustré par la contrainte inhérente à sa durée et tout ce qu’il est obligé de laisser de côté, Nous filmons le peuple réussit son assez complexe pari : celui de montrer, en moins d’une heure, comment quelques hommes ont rendu sa noblesse à la capacité de dialogue entre les tissus du réel et de la fiction, l’un nourrissant l’autre, le contredisant, le mettant à nu, voire, et c’est un instant rare, l’influençant. Un mouvement salutaire et nécessaire dans notre époque de médiocrité, et qui nous rappelle ce que peut la fiction quand l’homme commence à lutter.

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Note sur l’édition DVD :

La présente édition vient tout à la fois contrer et nuancer les quelques regrets exprimés ci-dessus. En effet, outre quelques intéressants moments didactiques dans la salle de montage, explicitant les choix esthétiques ou les questions de mise en scène posés par le projet, on trouve surtout ce qui s’avère presque un film « bis », éclairant sous le nom de « Être cinéaste en Pologne populaire » la plupart des zones d’ombres que les 58 minutes initiales pouvaient laisser.

Composé principalement de moments inédits des entretiens du film, il éclaire sous plusieurs thèmes les relations à la fois complexes, absurdes, tendues ou glaçantes entre les cinéastes de l’époque et la contrainte du Pouvoir. Bruts mais totalement passionnants, ces entretiens élargissent de manière fascinante le faisceau de réflexion autour du sujet, qu’il s’agisse du rôle prépondérant de la télévision au sein du système comme pour les cinéastes à la présence important du documentaire en passant par le groupe X.

Jusqu’à atteindre ces entretiens cruciaux sur la valse maligne avec la censure, qui signent finalement le cœur même de la puissance de ce cinéma : un cinéma de l’image, par l’image. Parce que duelle, parce qu’ouverte à l’interprétation, et donc capable de défendre, hors des mots, une puissance subversive qui aurait voué sinon ces cinéastes au mieux aux gémonies, au pire à la fainéantise polie et sécurisante d’un cinéma « autorisé ».

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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