Depuis la mort de sa femme, Justin (George C. Scott) se prend pour Sherlock Holmes. Interné par son frère dans un hôpital psychiatrique et attendant le diagnostic qui le déclarera inapte à gérer ses finances, le détective schizophrène fait la connaissance d’une jeune psychiatre (Joanne Woodward) qui porte le nom providentiel de Watson. Il ne fait aucun doute à ses yeux que le destin les a réuni pour de grands projets : au diable les traitements, le crime n’attend pas !
L’exercice du pastiche holmesien a donné de beaux résultats au cours des années 70, qu’il s’agisse de la comédie à priori légère chez Billy Wilder (La Vie privée de Sherlock Holmes, 1970), des enquêtes apocryphes conviant des figures historiques de Herbert Ross ou Bob Clark (Sherlock Holmes attaque l’Orient express et Meurtre par Décret, 1976 et 79) ou de la franche parodie d’un Gene Wilder sous influence Brooksienne (Le frère le plus futé de Sherlock Holmes, 1975). On s’étonnera que They Might be Giants (Le rivage oublié, en français) ne s’inscrive dans aucune de ces catégories alors que c’est son appartenance supposée à ce sous-genre savoureux qui lui sert le plus souvent d’argument promotionnel. D’un argument qui évoque lointainement celui d’Élémentaire mon Cher… Lock Holmes (Thom Eberhardt, 1988), Anthony Harvey (Le Lion en hiver, 1968) tire une fable d’une tendresse teintée d’amertume plus héritée de Cervantes que de Conan Doyle.
Le titre « They Might be Giants » (ils pourraient s’agir de géants) est d’ailleurs une référence directe aux moulins contre lesquels se mesure Don Quichotte. La pathologie de Justin relève plus d’une volonté forcenée de ne pas voir les choses comme elles sont mais de les regarder comme elles pourraient être, la méthode holmesienne lui permettant de démontrer logiquement ses hypothèses les plus incongrues. Avec une logique imparable que n’autorise que la folie, il martèle la validité de son approche du monde d’une évocation des progrès de l’humanité : « Les plus grands esprits ont longtemps pensé que la terre était plate. Et si elle était ronde ? (…) Si nous n’avions jamais envisagé les choses en songeant à ce qu’elles pourraient être, nous errerions encore dans les herbes hautes avec les autres primates ».
En guise de Sancho Panza, Watson s’avère le véritable personnage principal du Rivage oublié. Psychiatre engagé pour délivrer le diagnostic d’irresponsabilité de Justin, cette dernière, sur un coup de tête qui exprime, peut-être pour la première fois de sa vie, son esprit contradictoire, se lance dans une entreprise désespérée : guérir Justin et le libérer de la tutelle de son frère. En pleine crise existentielle (elle est visiblement tiraillée entre les attendus sociaux et ses aspirations profondes), elle y voit l’occasion de mener son grand combat, contre ses propres moulins et ce n’est qu’une question de temps avant qu’elle n’embrasse le point de vue de son patient qui devient son mentor et grâce auquel elle comprend que derrière chaque injustice se trouve Moriarty sous les divers pseudonymes de bureaucratie, productivité, efficacité ou conformisme. Aux côté d’un George C. Scott attachant, Joanne Woodward devient notre ancre émotionnelle et assume une trajectoire bouleversante jusqu’à atteindre ce rivage oublié balayé par les vents qui font tourner les moulins de nos peurs. L’issue de la quête n’est que le début de la lutte.
Autour du couple Holmes-Watson gravitent bon nombre de satellites, versions contemporaines des irréguliers de Baker Street (dont émerge le bibliothécaire se rêvant redresseur de tort chevaleresque incarné par Jack Gilford) galvanisés par le discours de Justin apporteront leur concours à son enquête farfelue, affichant leur refus d’un système qui les broie. Ils sont la véritable victoire de de Justin : leur retour à la réalité n’annule pas leur prise de conscience, ils incarnent le germe de la remise en question de l’état du monde sans pour autant s’en dissocier. Le cortège qu’ils forment à la suite des héros dans le dernier acte, rythmé par la marche victorieuse de John Barry, véritable triomphe des inadaptés est à ce titre aussi réjouissant qu’émouvant.
Vendu à tort comme une comédie et mal reçu pour le drame qu’il est en réalité, They Might be Giants n’est qu’occasionnellement drôle pour surmonter l’infinie mélancolie qu’il déploie et ses saillies humoristiques sont plutôt autant de raisons de s’attendrir que de se gondoler. De la pièce de James Goldman (également auteur du Lion en Hiver), Anthony Harvey a tiré une petite perle douce-amère, une réflexion empathique sur la découverte de soi et le rôle de la fiction comme non comme refuge face au réel mais comme instrument essentiel pour y survivre.
Suppléments
Le film est présenté dans ses deux versions cinéma, l’américaine de 92 minutes et l’anglaise, de 87 minutes. Deux commentaires audio sont disponibles, celui d’Anthony Harvey et du conservateur de films Robert A Harris (2000), ainsi que celui des critiques Barry Forshaw and Kim Newman (2023). Deux suppléments sont proposés : Madness… It’s Beautiful (1971, 8 mins), document d’archives promotionnelles, ainsi que A Study in Sherlock (2023, 27 mins) dans lequel Kim Newman, critic and notamment auteur de Moriarty: The Hound of the D’Urbervilles , s’attarde sur toutes les adaptations , variations et interprétations autour de Sherlock Holmes. La bande annonce originale, une galerie promotionnelle ainsi qu’un livret de 26 pages viennent compléter l’édition de cette superbe virée douce amère dont la remasterisation 2K/ restauration est par ailleurs très belle.
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