Anthony Mann réalise dans les années 40, pour le compte de la RKO ou Republic, toute une série de films noirs aux budgets serrés, parmi lesquels certains sont devenus des petits classiques comme Marché de brutes ou La Rue de la mort. Cette incursion dans un cinéma à l’économie réduite va beaucoup influencer le cinéaste pour la suite de sa carrière, notamment en ce qui concerne l’utilisation des décors. Faute de budgets, ces polars ne sont pas tournés en studios, mais au cœur de la jungle urbaine, trouvant alors un terrain de jeu topographique saisissant que le réalisateur va enrichir de manière spectaculaire ultérieurement. A partir de 1950, Anthony Mann trouve sa voie naturelle avec le genre qui définit au mieux son cinéma: le western. Plus qu’aucun autre cinéaste, John Ford et Howard Hawks compris, Anthony Mann réinvente sous nos yeux le genre, entre nostalgie assumée et modernisme lié aux désillusions de l’après-guerre. Il s’empare surtout, dans un premier temps, d’une vision géographique, d’un espace comme personne ne l’a fait auparavant. Ses westerns font corps avec une nature à la fois bucolique et cruelle, démesurée et étouffante, offrant une palette graphique variée. Cet aspect explose littéralement dans Les Affameurs, quatrième  western de l’auteur après La Porte du diable, Les Furies et Winchester 73,  et le premier en Technicolor, permettant de magnifier les paysages de l’Ouest qui n’ont jamais paru aussi riches. La nature devient alors un personnage central dans le cinéma d’Anthony Mann, mais sans aucun point de vue écologique. Il ne filme pas l’harmonieuse communion de l’homme et de la nature. Au contraire, elle semble exacerber la violence contenue en chaque individu. Ce contraste fort constitue l’une des forces de son cinéma.

Les montagnes majestueuses croisent les terres arides à perte de vue et la végétation d’une forêt marquée par la richesse de sa faune, univers boisé à dominante verte. Sans compter les éléments minéraux, parmi lesquels l’eau irrigue l’atmosphère du film à travers le grand canyon, la neige, les rivières et les fleuves. La présence de la poussière, de la terre crédibilise encore davantage l’atmosphère de ce western qui se confronte avec des éléments réalistes pour mieux s’en détacher ensuite.

Les Affameurs : Photo

Copyright Mary-X Distribution

Hostile et imposante,mère nature sert de cadre idéal à un récit qui débute de façon classique: Glyn McLyntock, un homme au passé trouble, guide un convoi pour le compte de pionniers allant du Missouri vers l’Oregon. Il incarne dans toute son ambivalence le héros type d’Anthony Mann, celui qui fuit un passé et rêve d’un avenir meilleur. Par un simple regard, un geste, on se doute que Glyn est en proie à une remise en question intérieure,  lui qui fut sans doute un tueur impitoyable, vu son agilité à manier les armes. Sa quête est assez prosaïque: épouser une normalité en s’intégrant dans cette communauté de pionniers. Il va rencontrer Emerson Coleen le sauvant d’une pendaison. Très vite, les deux hommes deviennent amis. Ils parcourent le trajet ensemble jusqu’à Portland. Mais les tensions vont bouleverser le destin de chacun.

En dévoiler davantage ne ferait que priver le spectateur d’un récit linéaire certes, mais alerte, scandé au rythme de péripéties et de rebondissements permanents. Aussi brillant, en terme de structure,  que soit le scénario de Borden Chase, un spécialiste du genre de La Rivière rouge à Vera Cruz, ce qui intéresse Anthony Mann, comme dans tous ses autres films, s’avèrent le parcours du héros, son cheminement intérieur, déchiré entre nostalgie de la violence, même de façon inconsciente, et désir de vivre en harmonie avec les gens simples, de se faire un petit coin de paradis dans un environnement apaisé, vers cette aventure collective.

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Symboliquement, Les Affameurs ne raconte que cela, la lutte acharnée d’un homme qui fuit son autre soi, celui qu’il fut auparavant, incarné par Cole qui n’est rien d’autre que son double, son existence et ses actes n’étant justifiés que par cette fonction dans le film. Anthony Mann n’a pas besoin d’artifices inutiles pour signifier l’évidence. L’intelligence de la mise en scène où deux trois plans suffisent pour comprendre à quel point Cole et Gly sont les deux facettes d’un même et unique personnage.

Dans une séquence fascinante, où d’ailleurs on se demande quelle va être la réaction de Cole suite à une altercation entre Gly et  Hendricks, un spéculateur de la ville minière, les deux hommes font blocs face à tout le monde, collés tels des jumeaux, comme si l’un était l’ombre de l’autre. S’ensuit une fusillade parfaitement orchestrée, fascinante d’un point de vue métaphorique et brillante sur le plan strictement formel. Tout l’art de Mann se retrouve dans ce morceau de bravoure qui conjugue réflexion et virtuosité sans que l’une prenne le pas sur l’autre.

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Cole et Gly ne font qu’un, unis dans un même espace temps temporaire: Cole incarne l’ancien Gly, hors-la-loi à la gâchette facile, mue par cette attirance sauvage et naturelle pour la violence et l’appât du gain tandis que Gly n’est tourné que vers l’avenir, le désir de vivre en symbiose avec les paysans qu’il emmène vers une terre promise. Entre les deux,  le présent représente le théâtre tragique de cet affrontement entre ces deux figures mythologiques du western. Pour survivre, Gly doit une dernière fois avoir recours à la violence, tuer définitivement son ancien moi afin d’atteindre une sorte de paix intérieure.

Cette dimension dostoïevskienne, presque métaphysique, n’est jamais alourdit par un discours psychologique ou des symboles trop voyants. Elle est juste transcendée par l’inspiration permanente d’une mise en scène sachant aussi bien capter les tourments de l’âme humaine que le foisonnement des paysages issus de l’imaginaire westernien. Cette combinaison entre l’intérieur et l’extérieur s’harmonise par le regard du cinéaste, via une caméra à hauteur d’hommes, privilégiant les plans moyens, toujours à l’affût des gestes simples des personnages, de leur démarche, de leurs expressions, enracinée dans un cadre géographique vibrant, sublimé par la photographie étincelante de Irving Glassberg.

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Deuxième des cinq westerns qu’il va tourner avec Anthony Mann, Les Affameurs permet à James Stewart de changer de registre, de passer de ses rôles candides et positifs des comédies humanistes de Frank Capra ou d’Howard Hawks, à ceux beaucoup plus sombres de ces westerns à la fois lumineux et crépusculaires. Il est juste splendide, portant en lui une mélancolie issue de son ancienne vie. Face à lui, Arthur Kennedy dans le rôle de Cole, parvient à faire passer une inquiétude à travers un simple rictus évocateur. Son jeu très physique, très incarné même, contraste avec cette idée de double. En toute logique, les autres personnages n’existent pas réellement, sorte de figures imposées par les conventions du genre, permettant au cinéaste de déployer ses obsessions et thématiques sans se perdre dans d’inutiles sous intrigues.

Le combo Blu-Ray/DVD édité par Rimini propose une interview audio rare de 25 min de James Stewart et, surtout, une très intéressante intervention de Bernard Benoliel, interrogé par Mathieu Marechet, qui revient brillamment sur certains aspects du film évoqué dans la critique de façon succincte (notamment le rôle déterminant de la nature et la notion de double).

 

(USA-1952) d’Anthony  Mann avec James Stewart, Arthur Kennedy, Rock Hudson, Julie Adams

 

 

 

 

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