Antoine d’Agata – "Aka Ana"

Dire que l’univers d’Antoine d’Agata dérange tiendrait de l’euphémisme. Il bouleverse et ébranle, vous ramène aux limites de l’Art et de la vie, toujours en porte-à-faux, aux confins du permis et du possible, aux frontières de la morale et de l’interdit. Bien que ce soit réducteur compte-tenu de sa complexité, cet étrange objet que constitue Aka Ana pourrait s’apparenter à un journal intime pornographique, une forme d’autoportrait sexuel et métaphysique auquel le renvoie le miroir des autres, ces femmes qui vendent leur corps que le photographe écoute, qu’il filme faisant l’amour, se masturbant, ou baisant avec lui. Où se situe l’amour, où se situe la réponse, où se situe la limite, où se situe la vie, c’est tout ce qu’interroge la caméra hallucinée d’Agata, dans une urgence, une pulsion, une pulsation continuelles. De la méthode d’Agata ne naît pas un art fréquentable, un art du joli. Car sa démarche extrême est celle de la recherche perpétuelle de soi, tel un acte fou, presque suicidaire. Parcourant l’ordure du monde dans les plus bas des bas fonds, ici dans les bordels, chambres de passe miteuses, les lieux d’orgie et autres boites de strip-tease au Japon, le cinéaste se raconte lui-même en essayant de saisir l’autre, l’interlocutrice, le corps qu’il étreint de son sexe ou de sa caméra.

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La photo devient son œil et rarement le regard n’aura autant recouvert l’instantané. D’Agata utilise de petits appareils qui semblent greffés à son regard écarquillé. Images clandestines, volées, elles agrippent les corps et les cris, les visages bouffés par la tristesse et le plaisir. Comment expliquer qu’il aborde avec crudité la réalité – coïts, pénétrations en tout genre, souvent en gros plans, décadrés, heurtés, épousant le mouvement du moment – et qu’il parvienne à en arracher la beauté ? Cela fait partie du mystère de cette inspiration singulière lorsque ces convulsions de chairs ruisselantes et blessées loin de susciter l’excitation, inspirent l’émotion et la tristesse. Le plan se conçoit parfois dans une telle improvisation, humant, frôlant la peau qu’il en devient presque incompréhensible, presque abstrait, une énigme, comme les fragments d’un cauchemar infrarouge. Le monde regardé par d’Agata se mue alors en une vision onirique digne des moments les plus accidentés, les plus « en transe » de David Lynch. Le bourdonnement omniprésent de la bande son, des martellements anxiogènes, viennent accentuer cette sortie du réel. Hypnotique. D’Agata filme comme il respire et filme l’irrespirable, comme cherchant à obtenir une réponse.
L’esthétique d’Aka Ana émerge de sa contradiction même : de la laideur naît la fleur. Bercé par son texte somptueusement cru et poétique, Aka Ana multiplie les confessions vraies, fantasmées ou recomposées. C’est la plupart du temps la même voix-off qui s’exprime au nom de toutes, confession par confession, presque mélodique, tragique.
 « Je veux te raconter l’histoire de quelques filles, celle pour qui le sexe est une arme dont elle se sert pour tuer l’homme, celle pour qui le goût de la salive, le goût du sperme et le goût du vomi qui se mélangent sont le goût de la vie et la soulagent, celle qui tente de vivre sans ressentir les blessures de son coeur et de son corps »
Aka Ana ne raconte donc pas d’histoire, mais suit au fil des nuits ces filles sans joie, bien loin de l’esthétisation et idéalisation masculine de la prostitution, s’exprimant sur le sexe, la chair, leur vie car elle est là, malgré l’anéantissement et la solitude, comme un soubresaut aussi violent que l’orgasme. Elles se racontent et le racontent.
« C’est presque une même mémoire que nous avons toi et moi. Dans les chambres d’hôtel obscures, toutes les nuits, tu rencontres des filles. Tu ne comprends pas le monde, tu l’avales, c’est tout. La seule issue est de vivre (…) Dans le monde, tout est miroir et tes blessures intérieures se reflètent dans des yeux vides »
Leur voix est porteuse de désespoir et de sublime, mais dans son acception la plus burkienne, la plus terrible, un sublime du gouffre et de la foudre. D’Agata montre l’abîme et son propre abîme, ses bras comme des cadavres dans lesquels le junkie qu’il est continue de planter des aiguilles, sa tête fantomatique, reflet flouté dans une glace. En enregistrant le gouffre des autres, il espère cerner le sien, comprendre. Au sein de cette expérience suicidaire, on craint toujours qu’elle finisse par déboucher sur sa propre mort. Car la mort ne cesse de roder dans cet Aka Ana presque funèbre et l’on ne cesse de se dire que l’ultime étape, l’ultime limite serait peut-être là, comme dernière séquence d’une lente agonie.
Autant fasciné par le sexe féminin, comme une figure répétée de l’origine du monde que par les visages, les cous et les corps élancés, d’Agata ne se contente pas d’aborder le réel de manière brute, il le sculpte, le retravaille, le fait sortir de sa matière.
Lorsque la photo s’assombrit, affirme son grain, ouatée, habillée de nébuleux halos, qu’elle fait transparaître des couleurs dans la pénombre, comme si la peau éclairait la pièce, ou que le rouge explose, il compose des tableaux d’une ténébreuse splendeur, rappelant presque Caravage et Bacon. Il s’aventure parfois plus profondément dans le fantasme et met en scène ses figurantes, les perd dans une forêt sombre, petits chaperons rouges à demi-dévêtus. Le choc d’Aka Ana réside dans cette sensation d’un homme qui ne cesse d’absorber sa propre dérive, d’en faire des images, de faire dialoguer sa douleur et celles des autres, de ces femmes magnifiques et détruites, prostituées à la recherche de la moindre parcelle d’amour dans les actes les plus sordides. Aka Ana est un oxymore fiévreux et terrifié. En plongeant dans les limbes, D’Agata extirpe la beauté de l’Enfer.

 

 

 

Aka Ana (France, 2008) d’Antoine d’Agata, dvd édité par Blaq Out

 

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