La danse macabre est un motif artistique populaire issu du folklore européen élaboré à la fin du Moyen Âge qui investit la poésie, le théâtre, la peinture, la gravure. Elle fusionne la rencontre de deux mondes, celui des vivants et celui des morts, pris au pied de la lettre par les auteurs du film. Cette littéralité désuète, au lieu de figer le récit, transgresse la matière pour atteindre une sorte de modèle indépassable du cinéma gothique, devenant ainsi l’égal de deux autres chefs-d’œuvre d’un âge d’or possible, Le Masque du démon de Mario Bava et Les Amants d’outre-tombe de Mario Caiano. Les élans poétiques, alliés à une approche scolaire mais généreuse et sincère du genre, comblent la légèreté du scénario qui vaut mieux pour chaque séquence prise individuellement  que pour sa structure générale. Sans revenir en détail sur la genèse, toujours très complexe au sein des productions italiennes, où le nombre de collaborateurs est toujours difficile à énumérer, signalons qu’au départ, Sergio Corbucci se trouve rattaché au projet en tant que réalisateur, tandis que son frère Bruno est crédité au scénario. Le futur auteur de Django, appelé sur le tournage de Il Monaco de Monza, est remplacé au bout de quelques jours par Antonio Margheriti qui va imprimer sa personnalité à la fois candide et touchante à ce magnifique Danse macabre, petit miracle dont la beauté plastique demeure toujours intacte.

Danse macabre - Film (1964) - SensCritique

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Par quelle potion magique ou autre effet d’hypnose, une histoire aussi cousue de fil blanc, parvient-elle à nous envoûter de la sorte ? Mystère. Cela dit, le postulat de départ, quasi théorique, s’avère très excitant. Londres, XIXe, ses ruelles sombres et embrumées, avec en arrière-plan l’ombre de Sherlock Holmes et de Jack l’éventreur dans cette ambiance victorienne. Un journaliste, Allen Forster, débarque dans une taverne traditionnelle telle qu’on l’imagine dans les romans de Dickens. Il a pris rendez-vous avec Edgar Allan Poe, qui est en train de raconter à un ami présent l’histoire de Bérénice, une de ses nouvelles les plus célèbres. Un petit aparté s’impose : l’écrivain n’est pas anglais, mais américain, et hors un bref séjour en Écosse durant son adolescence, il n’a jamais mis un pied en Angleterre. Cette entorse à la réalité historique s’explique d’un point de vue thématique. Au diable la vraisemblance, pourvu qu’on ait l’ivresse, surtout quand la présence du maître de l’épouvante est en osmose avec l’univers gothique qui émane de ce Londres fantasmé réduit à quelques clichés charmants. On peut aussi signaler que le nom du romancier n’est pas correctement orthographié dans le générique, ce qui peut accentuer le côté pastiche volontaire. Mais rien n’est moins sûr, il s’agit peut-être d’une simple erreur. Forster conteste, lors d’une discussion, la part véridique assumée des écrits de l’écrivain maudit. L’ami de Poe lui lance alors un défi pour le moins curieux à son esprit cartésien : celui de passer une nuit dans une maison réputée hantée et d’en sortir vivant au lever du soleil. Le journaliste accepte et se fait déposer devant l’immense demeure présentée dès ses premières images comme un lieu hostile.

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Cette idée, quasi conceptuelle, s’organise comme un jeu (de rôle) dans un esprit forain évoquant le monde merveilleux de William Castle, autre influence envisageable. Cette entrée ludique à l’intérieur du gothique se révèle une manière idéale d’introduire le personnage principal. Cette figure cartésienne résistant à toute manifestation surnaturelle ne croit qu’en ce qu’il perçoit. Il incarne le protagoniste idéal du cinéma du fantastique confrontant le réel à l’imaginaire, le lointain parent de John Trent dans L’Antre de la folie de John Carpenter, sceptique face au pouvoir occulte de l’écrivain méphistophélique Sutter Cane. La singularité de Danse macabre par rapport aux autres classiques du genre tournés à la même période tient à son intrigue abstraite, poétique, non linéaire, confondant les époques et les espaces. Il s’agit moins de raconter une histoire à tiroirs, empruntant les ressorts du film de machination, que d’immerger le spectateur, via le regard du protagoniste central, dans une capsule temporelle où le passé s’insinue petit à petit pour contaminer le présent. Le film fonctionne comme un puzzle mental où toutes les pièces ne s’ajustent pas, où les zones d’ombres s’accumulent et où certaines pistes étranges ne sont pas exploitées, comme cette furtive incursion picturale liée au vampirisme. Les époques se confondent et invitent les vivants à partager un conte morbide sur fond d’adultère.

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En préambule, Poe évoque qu’il n’y a rien de plus vrai que « la beauté de la mort ». Antonio Margheriti reprend la formule au premier degré, sans aucune once d’ironie, leitmotiv d’une œuvre tourmentée, qui prolonge les obsessions mortifères et le romantisme nécrophile du modèle matriciel, Le Masque du démon mais aussi de l’écrivain à travers les adaptations libres de Roger Corman.  Artisan talentueux, technicien habile et consciencieux, souvent capable du meilleur quel que soit le genre abordé, de ses excellents péplums (Le Dernier jour d’un empire, La Terreur des Kirghiz) à ses films de guerre rythmés (Héros de l’apocalypse, Tiger Joe) en passant par un chef-d’œuvre du western (Et le vent apporta la violence), Antonio Margheriti se transforme, le temps d’un film, non pas en auteur à part entière, mais en cinéaste inspiré ayant saisi l’univers doloriste de l’écrivain, dont les nouvelles, aussi morbides soient-elles, restent pour la plupart de grands poèmes mélancoliques, faisant fi de la structure narrative classique. Il est ici totalement investi par son sujet et son goût immodéré pour le fantastique qui traverse toute sa filmographie de près ou de loin. Cette appétence se traduit par une mise en scène précise et raffinée entre la beauté d’un noir et blanc très contrasté, les envoûtants mouvements de caméra malgré l’étroitesse du budget et la cohérence d’un décor « gothique », étrangement épuré, moins fastueux qu’à l’accoutumée. Il inonde également les rares extérieurs d’une brume omniprésente et bricole des effets spéciaux rudimentaires mais très efficaces.

Danse macabre - Grand classique du gothique italien - DvdToile

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Cet écrin, conçu comme une visite dans un train fantôme, s’il a pu impressionner les spectateurs en son temps, n’est plus vraiment effrayant. Cependant, son romantisme désuet et son fétichisme assumé alliés à un érotisme explicite (avec un plan de nudité très osé, présent ou non selon les copies) restent inaltérables. L’ironie cruelle de la conclusion qui forme une boucle cohérente permet également de reconsidérer le métrage sous un autre angle. Cette ambiguïté finale, loin du happy-end de rigueur, achève d’imposer Danse macabre comme l’un des plus beaux fleurons de l’épouvante gothique. Toutes ces qualités réelles ne doivent pas faire oublier l’importance des comédiens qui sont parfaitement à leur place. Si le casting masculin ne marque pas les esprits, notamment George Rivière, transparent mais en accord avec son rôle, les actrices attirent davantage l’attention. Margareth Robsahm  et Silvia Sorrent sont très agréables à regarder, et, surtout, Barbara Steele, actrice anglaise, devenue la muse du cinéma d’épouvante transalpin, vampirise l’écran dès sa première apparition en interprétant Elisabeth Blackwood, silhouette fantomatique qui est le centre névralgique du récit. Objet de désir insaisissable, Barbara Steele ne rentre dans aucune case, n’étant ni une femme fatale ni une épouse aimante soumise ; à l’écran, elle évoque une déesse féline portant sur elle une malédiction qui traverse les siècles. Elle semble appartenir à l’avenir et au passé, parfaite pour incarner une figure du passé, mais avec une subtilité dans le jeu qui fait d’elle une actrice moderne, en avance de tous ses autres partenaires. Sa beauté atypique séduit autant les hommes que les femmes, d’où la présence d’une séquence saphique dans le film d’une réelle subversion pour l’époque dans le contexte d’une société puritaine marquée par un catholicisme dominant. Devenu une icône, Barbara Steele trouve ici son plus beau rôle avec celui du Masque du démon, le plus mystérieux et émouvant. Ce grand « petit film » a fait l’objet en 1970 d’un beau remake en couleur à réhabiliter d’urgence, réalisé par Antonio Margheriti lui-même, ce qui le fait entrer dans la caste sélecte des auteurs refaisant leur propre film à l’instar d’Hitchcock, de Cecil B. DeMille et de Michael Haneke, rebaptisé Les Fantômes de Hurlevent. Klaus Kinski endosse le costume d’Edgar Allan Poe, mais apparaît peu à l’écran, tandis que la charmante Michèle Mercier, inoubliable dans la série Angélique, remplace Barbara Steele. Force est de reconnaître qu’elle ne parvient pas à faire oublier le regard félin et hypnotique de la prêtresse du cinéma bis des années 60.

Danse Macabre - Film-annonce

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Premier film en UHD 4K, en partenariat avec l’Image Retrouvée et Severin. Le résultat est stupéfiant, permettant d’admirer la splendeur des images noir et blanc. La copie magnifique, où ne reste que quelques traces de poussières et de fines rayures, est enrichie d’une définition quasi parfaite, d’une telle précision que l’on rêve de voir à nouveau le long métrage en salles. La piste sonore comporte la VF d’époque (ou) et la VO sous-titrée en français en DTS 2.0 qui ne dénature pas le son mono d’origine. La richesse des bonus, agrémentée d’un livret de 96 pages, ne va pas sans une certaine répétition logique, ce qui, au-delà des anecdotes sur la fabrication du film, montre la cohérence thématique et formelle d’un film qui dépasse son statut d’aimable film bis.

L’éclat d’un rêve d’opium, par Nicolas Stanzick : Pendant près de 75 min, Nicolas Stanzick évoque sous toutes ses coutures le film en partant du contexte pour aller vers une analyse pointue et passionnante. Au-delà des informations pertinentes et des réflexions très justes, bien que toujours interrogées, il y a un réel plaisir d’écouter les propos nuancés de l’auteur d’un excellent ouvrage sur la Hammer (Dans les griffes de la Hammer) qui parvient à transmettre sa passion pour le film de manière fluide, investie et totalement honnête.

L’aventure Danse macabre, avec Olivier Père, Jean-François Rauger et Paola Palma : cette intervention à 3 voix revient évidemment sur le film, la question de la coproduction (Paola Palma est une enseignante spécialisée des coproductions entre l’Italie et la France), la place de Sergio Corbucci dans le film, l’érotisme explicite de deux séquences, le fantastique gothique, etc. Mais ce qui rend passionnant ce bonus reste l’interprétation personnelle du film par les trois spécialistes et surtout la vision qu’ils ont du cinéaste. Notamment Jean-François qui évoque un style marqué par l’hybridation des genres.

Le réalisateur qui n’aimait pas le sang, avec Edoardo Margheriti : le fils du réalisateur revient sur la carrière de son père et spécifiquement sur Danse macabre, interrogeant à nouveau l’utilisation ou non de plusieurs caméras.

Retour au château, sur les lieux du tournage à Bolsena (Italie) : Moins dense, plus léger, ce documentaire est une visite récréative sur les lieux du tournage du film, de quoi respirer un peu.

Danza Macabra, la véritable histoire, par Adrian Smith : Le critique anglais s’adonne à une analyse du film synthétique et très bien argumentée, résumant en 8 min un certain nombre de propos défendus par nos journalistes français. Mais, contrairement à Nicolas Stanzick, il semble soutenir le fait que Margheriti a tourné avec plusieurs caméras à la fois (pas par trois comme l’affirme Barbara Steele, mais par deux caméras).

Prise alternative : Ce petit bonus offre un joli cadeau au spectateur avec la découverte, grâce à la restauration, d’une bobine de la scène de nudité dans son intégralité.

Diaporama d’affiches et photos

Film-annonce original

Livret 96 pages de Jean-Pierre Bouyxou et Vincent Roussel « Barbara conduit le bal »: l’entretien mené par Vincent Roussel est excellent et procure un plaisir euphorique de se délecter des réponses éclairées de l’iconoclaste Jean-Pierre Bouyxou, cinéphile éclair e qui n’a pas sa langue dans sa poche. Une fois terminé le livret, on a juste une envie folle de revoir le film en boucle. Mission accomplie.

6 reproductions de photos du film

(ITA-FRA/1964) de Antonio Margheriti avec Georges Rivière, Barbara Steele, Margarete Robsahm, Arturo Dominici

 

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A propos de Julie RENARD

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