Photographe de formation, reconnu pour son style singulier, manipulant les couleurs et les négatifs, Avery Crounse n’a pas su s’imposer (commercialement) au cinéma avec seulement trois longs métrages à son actif. Le premier, Les Yeux de feu, est sans doute le meilleur. Sorti en catimini au début des années 80, le film fut un échec à sa sortie et a sombré dans l’oubli. Mais en 2021, lors d’une ressortie et d’un petit coup de lifting, le film s’offre une seconde jeunesse sort enfin des limbes de l’invisibilité particulièrement avec la sortie du premier coffret Severin All the Haunts be ours. S’inscrivant dans le spectre de la folk-horror remis au goût du jour grâce, entre autres, au succès de Midsommar, Les Yeux de feu frappe avant tout par son anachronisme et son esthétique historique à contre-courant de la production horrifique des années 80 urbaine et graphique, visant un public jeune avide de sexe et de violence à bon marché. C’est le règne du slasher. Rien à voir dans ce drôle d’objet, contre nature, hybridation entre le western et les bons vieux récits autour de la démonologie.

Copyright Rimini Films
En situant l’action en 1750, Avery Crounse ne choisit pas la facilité, mais cet ancrage historique lui permet d’inscrire son récit dans un univers où les croyances et les superstitions dominaient une Amérique de colons encore naissante, envahisseurs cohabitant avec la population indienne encore bien présente. L’ombre de cette civilisation destinée à disparaître est bien présent, symbole d’une menace et d’une culpabilité sur la tête des pauvres expatriés européens qui tentent de trouver la terre promise. Les moyens financiers ne sont pas au rendez-vous. Donc, ne vous attendez pas à revivre la splendeur plastique des grands westerns classiques mettant en valeur les somptueux paysages de l’ouest : le film frappe par son minimalisme, sa sécheresse malaisante avec une patine télévisuelle apportant une forme de naturalisme tournant le dos à la mythologie westernienne. Dès le prologue, Crounse parvient à capter l’attention par sa mise en place précise, suscitant une attente très bien gérée. Trois jeunes filles sont recueillies par des soldats français à la frontière. Elles affirment avoir survécu grâce à la sorcière de la forêt, Léa. Leur improbable histoire débute dans un petit village. Chassé pour adultère, un pasteur s’enfuit avec quelques fidèles dans une région inexplorée d’Amérique du Nord. Le petit groupe finit par trouver un endroit où s’installer, inconscient des dangers qui se cachent dans les bois environnants, malgré les avertissements indirects de Léa, recueillis par le pasteur.

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La lenteur du récit prévaut comme une mise en garde de ce qui va se passer à partir du moment où les manifestations surnaturelles vont apparaître, faisant basculer un drame historique du côté du fantastique le plus délirant. L’inventivité croissante des effets visuels et des retouches constantes de l’image fascine par sa dimension primitive, comme si le réalisateur investissait le cinéma à la manière d’un pionnier, expérimentant la texture même de la pellicule. Le talent de plasticien d’Avery Crounse brise les règles d’un genre souvent marqué par le conformisme. Il ose des greffes antinomiques entre le bricolage grand-guignol et l’onirisme. Le folk-horror, loin des terres britanniques (on pourrait d’ailleurs penser à un autre grand folk horror historique anglais : La nuit des Maléfices qui sort également chez Rimini prochainement) auxquelles le cinéma nous a habitués, imprègne l’atmosphère étouffante de la nature étasunienne, filmée de manière inhabituelle avec ses forêts inquiétantes et ses cours d’eau faussement paisibles. Les Yeux de feu baigne dans une ambiance étrange qui puise dans le conte pour enfant rejoint par horreur graphique et critique de l’obscurantisme religieux à travers la figure d’un despote au bord de la folie, excellemment interprété par Dennis Lipscomb.

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Crounse tourne le dos à la suggestion et à l’ellipse pour au contraire nous en mettre plein la vue, bien décidé à remettre en avant une idée du merveilleux tel que le concevait Méliès. Il a recours à des filtres bizarres, à des retouches par ordinateur, déployant ainsi un feu d’artifice psychédélique sous acide. On y croise des démons sortis de Fraggle Rock, des spectres colorés, des visages incrustés dans des arbres, des apparitions et disparitions rudimentaires dans le champ. Pour un peu, on se croirait parfois chez Jean-Christophe Averty qui aurait décidé de tourner ses délires à ciel ouvert. Le résultat est aussi inégal qu’euphorisant, loin de tout ce que vous avez pu visionner dans le genre. Le scénario abscons participe aussi à la réussite de ce drôle d’objet qui finit par s’apparenter à un poème vénéneux permettant de multiples interprétations. Sorcellerie, chamanisme et esprits vengeurs servent de prétexte à cette virée insolite dans l’ouest sous le regard naïf d’un magicien de l’image qui parvient à combler les failles de son récit par le simple pouvoir de sa mise en scène singulière, ne misant jamais sur la peur. En effet, Les Yeux de feu ne cherche pas à terroriser le spectateur mais à retrouver le véritable sens originel du fantastique, sa manifestation brutale au cœur d’un réel tangible. Là est toute la force de cette œuvre unique à redécouvrir dont on préférera la version courte à la longue, plus explicite, présente sur le blu-ray sous le titre Crying blue sky. Cette dernière étoffe les personnages, change la fin et le début. Elle gagne en clarté – et parfois en émotion – ce qu’elle perd en mystère. Dans tous les cas, le film, dans ses deux montages, ne cesse de hanter longtemps après sa vision.

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Le Blu-Ray outre sa magnifique copie pour une œuvre aussi rare que précieuse, est accompagné d’une interview du réalisateur décédé en 2023 ( Le Secret repose dans les arbres ) et d’un livret signé Marc Toullec, Avery Crounse, entre deux mondes, revenant sur le métrage et la carrière éclair du cinéaste.
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