Alors que Ken Loach et plusieurs autres artistes britanniques appellent au boycott culturel d’Israël, il est n’est pas inutile de se pencher sur ce que propose le cinéma israélien. La parution de l’intégrale de Avi Mograbi, réalisateur israélien parmi les plus engagés et critiques vis à vis de son gouvernement et des exactions de Tsahal, se présente comme une excellente occasion de juger de la pertinence d’un tel acte. Également acteur, le cinéaste joue dans ses films, s’occupe du cadre et du montage et tisse une oeuvre décalée et subversive, à la croisée des chemins de la fiction, du documentaire et du vidéo art. Avi Mograbi reprend en effet tous les artifices de cette forme d’expression : il tourne chez lui, incarne plusieurs rôles avec des déguisements minimalistes, comme dans Août (avant l’explosion), travaille l’image en usant d’effets de montage rudimentaires. Tour à tour ironiques et graves, ses films font état de la situation en Israël de façon radicale, mettent en évidence le racisme des habitants les plus extrémistes, dénoncent les maltraitances dont sont victimes les Palestiniens ainsi que les crimes contre l’humanité perpétrés par policiers et soldats. Le cinéaste n’hésite pas à aller à leur rencontre, oublie parfois son rôle de passeur, mouille sa chemise et prend partie en les invectivant violemment.

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À la fois producteur, scénariste, cadreur et monteur, Avi Mograbi tourne quatre courts et six longs métrages en format vidéo. Ayant suivi une école d’art, il réalise également des installations vidéo dont une est présente dans le coffret, Relief. Il occupe différents postes clés sur d’autres productions avant de se vouer entièrement à ses propres films. Ainsi, il apparaît comme assistant réalisateur aussi bien au générique de Hanna K. de Costa-Gavras que dans celui de Delta Force de Menahem Golan. Son premier film en tant que metteur en scène, Deportation, est réalisé en 1989 et se présente comme un court de fiction à la mise en scène classique. Cinq ans plus tard, il réalise son premier documentaire, The reconstruction, (The Danny Katz murder case), absent du coffret, et avec lequel il obtient le Prix du meilleur documentaire à l’institut du film israélien.

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Avec Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon, en 1997, il impose son style. Réalisé à l’approche de la campagne électorale de l’époque en Israël, le film dresse un portrait sarcastique de la figure d’Ariel Sharon. Avi Mograbi commence alors sa réflexion sur l’image, sur les notions de point de vue et de manipulation de l’image. Le cinéaste israélien n’hésite pas à se mettre en scène,  à utiliser le « je », mêlant ainsi la grande et la petite histoire. Il se filme à son bureau, au téléphone, joue sur la durée, comme dans son court métrage Wait, It’s the Soldiers, I’ll Hang Up Now. « À chaque fois, ma présence exprime une idée à propos de ma conception de faire le film : comment faire un film, quels en sont les dilemmes moraux… », explique Avi Mograbi. Il éclate la forme classique du documentaire et en fait des œuvres personnelles et fortement politiques. Happy Birthday Mr Mograbi et Pour un seul de mes deux yeux, respectivement réalisés en 1999 et 2005, mettent en parallèle l’histoire passée ou les mythes du pays pour parler de la situation politique actuelle. Avi Mograbi montre, dénonce l’appareil propagandiste du gouvernement. Ses films sont souvent impertinents, parfois décalés, mais toujours iconoclastes.

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À travers une forme simple à première vue, Z32 est une œuvre complexe qui évoquent les thèmes de la haine, de la culpabilité et du pardon. Ces sentiments tiraillent un ancien soldat de Tsahal, membre d’une expédition punitive à l’encontre de quatre palestiniens. En quête d’une rédemption tardive, il relate les événements, s’épanche face à la caméra de Avi Mograbi. Le cinéaste israélien débarrasse pourtant son film de tout aspect spectaculaire et voyeur. « Un documentaire n’est qu’une tranche de la réalité », affirme-t-il. La réalité, Avi Mograbi aime la rendre à la fois présente et malléable. Par ses jeux sur la forme, il propose ainsi plusieurs niveaux de lecture. Entre les entretiens avec le jeune homme, le réalisateur s’improvise chanteur. Son salon, où il a l’habitude de se mettre en scène, est investit par un orchestre et devient le théâtre d’intermèdes musicaux pour le moins déroutant. « La partie musicale, je ne sais pas trop d’où elle vient. Du coup, ça amène le film entre le théâtre de Brecht et la tragédie grecque. Avec le recul, je ne ressens pas le besoin d’expliquer ce choix. Je voulais remettre en question la façon de mettre en scène un film. Dans Z32, il y a surtout une ironie au niveau du rôle du réalisateur », expose-t-il tout en niant toute volonté humoristique : « Je n’ai jamais vu le public sortir en riant de mes films. Il n’y a pas d’humour dans les parties chantées. Seul le début avec la cagoule peut être drôle. La mise en scène de l’orchestre dans le salon, ce n’est pas une façon classique de montrer de la musique dans un film. Je travaille beaucoup avec l’intuition. J’évite d’avoir des idées trop préconçues. »

Pourtant, la façon dont il floute les visages ou les dissimule derrière des masques de synthèse impassibles rejoint l’idée de tragédie grecque et semble être la marque d’un projet très pensée, très écrit. « Les masques ne sont pas une idée conceptuelle. Au départ, c’est plus un moyen. Je n’avais pas d’autre choix que de flouter le visage du personnage car s’il est reconnu, il est en danger de mort. Mais je voulais aussi que le spectateur puisse ressentir ses émotions. » Avi Mograbi part d’un événement dramatique pour se recentrer sur l’ancien soldat et ses dilemmes. Entre retour sur le théâtre des exécutions et entretiens frontaux, la caméra s’insinue au plus intime de la vie du jeune homme. Jusqu’à le filmer chez lui avec sa compagne. « Les interviews personnelles filmées ne lui convenaient pas. L’idée de se filmer est de lui. Je lui ai donné une caméra en lui disant “faites comme bon vous semble”. Il a d’abord filmé sa copine en la questionnant sur lui. La plupart de ces images ne sont pas dans le film. Sa copine n’était pas prévue dans le film, au début. Sans elle, qu’aurait été le film ? Ce qui prouve que la vie est plus forte que votre concept », avoue Avi Mograbi. De ce virage inattendu, le film gagne en profondeur. En particulier lorsque la compagne du jeune homme le contraint à faire face à sa propre abjection donnant au film ses scènes les plus chargées d’émotions et de questionnements.

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Même si elle remet en cause la politique d’Israël en mettant en évidence ses meurtrières exactions, Z32 est une oeuvre plus dérangeante qu’engagée. « À travers mes films, j’aimerais créer un débat dans la société israélienne. Z32 a été diffusé hier soir à la télévision, en Israël. J’espère qu’il mènera à un débat, maintenant », raconte le réalisateur frondeur. « J’ai commencé à faire des films dans l’idée de changer le monde. Au fur et à mesure que je vieillissais, je suis devenu moins naïf vis-à-vis de cette idée. Je fais mes propres films et, dans un sens, je suis heureux que le cinéma ne change pas le monde. Car si le cinéma de Schwarzenegger avait de l’influence, ça serait un problème », ajoute-t-il avec un humour pince sans rire…

Z32, à cause de sa forme exigeante et de ses déroutants parti pris de mise en scène, ne va pas remettre en cause l’ordre établi. Pour Avi Mograbi, l’affaire est entendue : « Le cinéma peut faire une différence, mais une différence mineure. De même que la littérature, la musique et les autres arts. Un film, c’est comme avoir une conversation avec quelqu’un. Vous ne changez pas de point de vue après une conversation. » Si Z32 ne fait pas changer d’avis, il plonge néanmoins le spectateur dans le doute et la réflexion comme l’ancien soldat contraint de faire face à une facette peu glorieuse de sa personnalité.

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Quatre ans plus tard, Avi Mograbi apparaît plus apaisé dans son dernier film, Dans un jardin je suis entré. Il remonte le temps avec son ami arabe Ali avec pour but de décrire un Proche-Orient dans lequel les différentes communautés cohabitaient de façon pacifique. Largement filmé en intérieur, où les deux personnages discutent et se mettent en scène, ce sixième long métrage de Avi Mograbi, tourné en scope, est largement introspectif. Chacun d’eux revient sur son passé, sa propre histoire. Le choix du format large peut surprendre pour un film qui se déroule essentiellement en appartement, mais il permet surtout au réalisateur de jouer, une nouvelle fois, avec l’image. La narration est émaillée de séquences en super 8 sur lesquelles une voix off lit des lettres qui font références à la guerre du Liban. Dans un jardin je suis entré est une œuvre contemplative et mélancolique qui tranche avec les films précédents du cinéaste. Avi Mograbi privilégie des moments d’intimité et de complicité entre lui et son ami, Ali. Il sonne comme une ode à l’amitié, symbole de réconciliation et de paix entre deux peuples.

Boycotter les films de Avi Mograbi, en plus de nier un cinéma inventif, engagé et  intransigeant vis-à-vis du gouvernement, équivaudrait à étouffer ces voix qui tentent de résister, de montrer au reste du monde ce qui se passe là-bas.

Propos d’Avi Mograbi recueillis par Thomas Roland le 8 février 2009 à Rennes lors de la vingtième édition du festival Travelling.

 

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Coffret DVD’s disponible à partir du 13 mars 2015 chez Épicentre Films.
Les 6 longs-métrages du réalisateur Avi Mograbi :
Happy Birthday Mr Mograbi (1999, 77′)
Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon (1997, 60′)
Pour un seul de mes deux yeux (2005, 100′)
Août, (Avant l’explosion) (2002, 72′)
Z32 (2008, 81′)
Dans un jardin je suis entré (2012, 97′)
DVD 1 :
3 Courts métrages :
Deportation (1989)
Relief (1999)
Wait, It’s the Soldiers, I’ll Hang Up Now (2002)
DVD 3 :
Débat à l’école militaire (25′)
Briser le silence : discours d’Avi Mograbi (5′)
Chanson Live à Tel Aviv (16′)
A propos des effets spéciaux (4′)
Galerie de photos
Bio-filmographie
Bande-annonce
DVD 4 :
Entretien et avant-première (20′)
Galerie de photos
Bio-filmographie
Bande-annonce

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